Elles ne représentent encore aujourd’hui qu’un centième de toute la musique savante jouée en France, qu’un dizième des demandes d’aide à l’écriture d’œuvres musicales originales, alors qu’en 1938, par exemple, le gouvernement avait retenu quatre femmes parmi les douze commandes d’Etat alors passées. Pourquoi entend-on toujours aussi peu la musique composée par des femmes ? Sans doute à cause du « mensonge par omission » longtemps pratiqué par la musicologie, qui a voulu les effacer de l’histoire d’un art alors que de tous temps, des femmes ont écrit de la musique. En supprimant les modèles possibles, l’histoire officielle a sans doute étouffé bien des vocations. En ces temps de parité et d’écriture inclusive, malheur à qui persisterait à vouloir employer le neutre qui, en grammaire française, emprunte la forme du masculin. « Compositeur » ne désigne désormais plus qu’un homme, et chacun se doit d’employer le mot « compositrice » pour désigner une femme qui compose. Le terme existe depuis longtemps dans l’imprimerie, mais il a tardé à s’imposer (en 1813, « traductrice » semblait un mot barbare, alors…), et certaines des intéressées le récusent d’ailleurs encore. C’est là le grand mérite et l’ambiguïté du volume Les Compositrices : dans sa volonté de respecter toutes les orientations, musicales ou idéologiques, il donne la parole aux opinions les plus contradictoires qui coexistent aujourd’hui. S’y expriment aussi bien les adeptes des quotas pour lutter contre les arbitraires sociaux, culturels et historiques (imposer dans chaque concert au moins une œuvre écrite par une femme) qu’aux adversaires de la discrimination positive (« On ne rend service à personne en programmant des œuvres mineures », affirme Susanna Mälkki). Celles qui déclarent écrire « de la musique tout court » comme celles qui revendiquent une « création féminine » guidée par leur identité sexuelle, et même les voix qui exigent une « démasculinisation des structures du langage » !
53 portraits de compositrices jouées en France depuis 2000, voilà ce qui constitue les deux tiers du volume publié conjointement par le Centre de documentation de la musique contemporaine et par les éditions MF. 53 compositrices toutes logées à la même enseigne, qu’elles soient illustres ou méconnues, confirmées ou débutantes, qu’elles soient nées peu après la Première Guerre mondiale ou il y a trente ans : quatre pages maximum pour chacune, ce qui rend la tâche à la fois plus facile et plus ardue en ce qui concerne les stars : s’il est plus aisé d’avoir une vision rétrospective sur l’ensemble d’une carrière abondante, il n’est pas simple de synthétiser en peu d’espace tout ce qui peut être dit, mais cela évite des développements trop anecdotiques ou une place trop grande accordée parfois à l’enfance.
Le premier tiers du livre propose une série d’essais variés : sur la place et la perception des compositrices, sur les domaines qui leur ont plus particulièrement permis de s’épanouir, comme l’électroacoustique, ou sur des orientations comme l’écoféminisme. Après avoir lu l’article consacré à la manière dont Kaija Saariaho est décrite dans la presse allemande et française, dont l’auteur dénonce toutes les remarques « subtilement péjoratives » des journalistes, on en vient malgré tout à se demander s’il est encore possible d’écrire un seul mot qui ne puisse être jugé sexiste. Quid, alors, des différents textes présents dans ce livre, qui évoquent la maternité des compositrices : est-il permis d’en parler, puisque « le fait de devenir mère » est un élément qu’on ne mentionnerait pas à propos d’un compositeur ? De même, dire qu’une compositrice est « réservée », voire « très réservée », termes qu’on retrouve dans cet ouvrage, serait-il toléré ou jugé méprisant ? Est-il possible de dire qu’elle a un conjoint, est-il acceptable d’évoquer l’influence de ces mâles dominants que furent Gérard Grisey ou Giacinto Scelsi ? Le mot « féminité » est lui aussi mis à toutes les sauces, parfois les moins féministes. « La féminité, nous la découvrirons donc dans la musique, annoncée par des titres faisant la part belle aux fleurs et aux minéraux », ose écrire l’un des auteurs de portraits : tout comme la peinture de fleurs était jadis l’un des rares domaines où les femmes étaient acceptables, la musique qui parle de fleurs serait spécifiquement féminine ? Oser comparer musique et tricot, comme le fait une compositrice, est-ce stigmatisant ou est-ce au contraire revendiquer un certain féminin musical ?
Puisque le plafond de verre persiste, et que les femmes restent « invisibles » dans trop de cas, la plaisanterie lancée il y a un siècle par Emile Vuillermoz dans son article « Le péril rose » garde tout son mordant : il est encore loin, le temps où la directrice du Conservatoire supérieur adressera à un « téméraire jouvenceau » une mise en garde « contre les dangers d’une carrière aussi étrange et aussi dangereuse pour un représentant de son sexe »…