Par une étrange coïncidence, la très édifiante histoire du roi d’Angleterre Edouard II vient d’inspirer deux créations lyriques. On a déjà parlé de l’opéra de Scartazzini, créé à Berlin en 2017 et sorti peu après en disque, et Barbara Hannigan avait révélé durant une interview que George Benjamin composait son nouvel opéra sur le même sujet. D’une durée comparable à l’Edward II germanophone (80 minutes), Lessons in Love and Violence aborde néanmoins la question de manière tout à fait différente.
Alors que l’homosexualité était au cœur de l’œuvre de Scartazzini, l’opéra de Benjamin annonce d’emblée la couleur, dès ses premiers mots : « It’s nothing to do with loving a man ». Cela n’a rien à voir avec le fait d’aimer un autre homme. En effet, ce qui semble avoir retenu l’attention de Martin Crimp, auteur du livret, c’est avant tout la machine politique qui impose une violence extrême : celle des ravages infligés par le roi à son propre pays, celle de la prise de pouvoir par Mortimer, et finalement, celle par laquelle le fils d’Edward inaugurera son règne. L’idée de « leçon » est illustrée par cette conclusion : le refus de l’amour au profit de la raison d’Etat, inculqué par Mortimer au fils du roi, se retourne contre Mortimer lui-même. Pour son livret, Martin Crimp a su se débarrasser de certaines afféteries qui gâtaient un peu Written on Skin, notamment l’habitude agaçante de faire inclure aux personnages « dit-il » ou « dit-elle » dans leur propre discours : on ne la retrouve guère que dans le « divertissement », moment de théâtre dans le théâtre qui évoque Hamlet par sa manière de renvoyer aux protagonistes une image de leur propre situation (ici, c’est l’histoire de David et Jonathas que l’on joue devant le roi et son favori Gaveston). Cette allusion au théâtre élisabéthain prend aussi la forme de citations directement prélevées dans la pièce de Christopher Marlowe (« Why do you love on whom all the world hates ? Because he loves me more than all the world »). Dans sa musique, qu’il dirige ici lui-même, George Benjamin superpose à un orchestre frémissant, parcouru de brusques frénésies aux timbres recherchés, un traitement des voix très étale, au rythme souvent lent, voire très lent. Au milieu d’une sorte de récitatif accompagné continu, le personnage de Gaveston est le seul à bénéficier de plusieurs ariosos, le cor qui soutient le premier renvoyant un peu à la fameuse Serenade pour ténor de Britten, et le dernier (où Gaveston devient la Mort en personne) constituant une alternative séduisante à une représentation plus crue du supplice du roi.
La lenteur de certains passages est encore soulignée par la mise en scène de Katie Mitchell, qui impose des moments de suspension où tous les personnages se déplacent au ralenti pendant que l’un d’eux chante. Pas de cases, contrairement à Written on Skin, mais un décor unique dont les éléments se combinent de différentes manières, sans que l’on sorte jamais du luxe glacé de ce palais royal d’aujourd’hui où se déroule toute l’action, transposée à notre époque. Tout se déroule sous les yeux des deux enfants d’Edward, une adolescente qui reste muette pendant l’ensemble du spectacle, et un fils plus âgé, rôle confié au ténor Samuel Boden, dont le timbre très haut perché évoque parfois la voix de contre-ténor. Alors que Written on Skin se contentait de cinq voix, la distribution inclut cette fois huit chanteurs, dont trois plus secondaires : ce sont notamment ces trois voix qu’on entend dans le divertissement archaïsant, mais Jennifer France, Krisztina Szabó et Andri Björn Róbertsson ont aussi l’occasion de s’exprimer à des moments plus exposés. En Mortimer, ce n’est pas tant la voix mais plutôt les qualités dramatiques de Peter Hoare qui sont mises en avant. Gyula Orendt, en revanche, bénéficie des moments les plus mélodiques de la partition, le personnage de Gaveston ayant été particulièrement bien traité par George Benjamin. Barbara Hannigan est un peu au monde de l’opéra ce qu’est au cinéma l’actrice britannique Tilda Swinton, qui incarnait la reine Isabelle dans le film de Derek Jarman d’après Marlowe : même goût pour les personnages extrêmes, même volonté de donner le maximum d’elle-même. En dehors de quelques aigus planants et d’un ou deux passages un peu vocalisants, c’est surtout par son jeu théâtral, là aussi, que la soprano canadienne impressionne, tantôt inquiétante et perverse, tantôt bouleversante victime. Renouant avec l’époque où François Le Roux créait Gawain de Harrison Birtwistle, Covent Garden a confié le rôle-titre de ce nouvel opéra à un autre baryton français : après avoir campé sous la direction de Katie Mitchell son ultime Pelléas, Stéphane Degout s’investit totalement dans cette nouvelle incarnation, révélant l’émouvante fragilité de son personnage.
Reste à voir maintenant si ces Leçons feront école et connaîtront le même succès que Written on Skin. Le spectacle créé à Londres sera proposé à l’Opéra de Lyon du 14 au 26 mai prochain, Barbara Hannigan étant remplacée par Georgia Jarman.