Le volume que viennent de faire paraître les éditions de la Philharmonie de Paris est étrange à plusieurs titres. D’abord, son titre a de quoi désemparer, réduit au seul néologisme (ou archaïsme) « musiquer » ; en ouvrant le volume, on découvrira un sous-titre déjà plus explicite : « Le sens de l’expérience musicale ». En retournant l’objet, on découvre une photographie prise au Palais Garnier – en 1934, est-il précisé – de spectateurs assis entre les désormais fameuses cloisons des loges. Il faudra pourtant déchanter un peu en lisant Musiquer, car l’opéra n’y sera que fort peu présent.
De fait, les choses commencent plutôt mal pour l’amateur d’art lyrique. Christopher Small (1927-2011), musicologue néo-zélandais de naissance, l’avoue sans ambages : « j’ai découvert l’opéra trop tard pour succomber à ses charmes ». Cela ne signifie pas qu’il ignore le genre : il est rappelé, par exemple, que l’opéra fut, à Venise dès 1637, un spectacle où pouvaient se côtoyer tous ceux qui payaient leur place afin d’écouter et d’applaudir des artistes professionnels, alors qu’un tout autre modèle allait encore exister pendant quelque temps, celui du concert privé destiné à l’entourage d’un généreux mécène. Christopher Small illustre aussi l’évolution du discours musical en comparant deux airs, « Where’er you walk » de la Semele de Haendel et le premier air de la Reine de la nuit dans La Flûte enchantée. C’est dans le cadre de l’art lyrique que furent définis les codes de la musique « moderne », un « système de gestes musicaux conventionnellement reconnus qui fut d’abord conçus sur les planches de l’opéra ». Et il écrit que dans Tristan, Wagner utilisa au maximum « non seulement les ressources de ce système mais aussi la cérémonial sexuel de son époque ». Il sait même ce qu’est une diva, lorsqu’il raconte une anecdote sur certaine limousine jugée point assez longue par madame Kathleen Battle…
Evidemment, il est utile de se rappeler que ce livre fut initialement publié en 1998, et aux Etats-Unis, ce qui explique en partie certaines opinions qui peuvent surprendre le lecteur européen d’aujourd’hui : Christopher Small affiche une méfiance extrême envers ce que nous appellerions les interprétations « historiquement informées » mais qu’il dénonce comme le culte d’une illusoire authenticité. On s’étonnera aussi d’apprendre que les contralto « n’ont jamais le statut d’héroïnes », mais il faut dire que pour monsieur Small, « Rossini courtisait ses auditeurs alors que Schoenberg les méprisait », raccourci assez expéditif qui reflète une vision plus que stéréotypée de tout un pan de l’histoire de la musique. Il fallait s’y attendre, car on avait pu lire plus haut une référence aux « non-sens tant musicaux que dramatiques de Lucia di Lammermoor ou du Faust de Gounod ».
Autrement dit, ce livre porte presque exclusivement sur ce que Christopher Small aimait et appréciait – la musique symphonique donnée dans les grandes salles de concert – en le décrivant par le menu comme un ensemble de rites étranges, comme un ethnologue observerait avec curiosité les mœurs de peuplades mal connues.
C’est l’occasion de développer sa théorie du « musiquer », terme par lequel il désigne ce que font toutes les personnes présentes dans la salle de concert, qu’il s’agisse des compositeurs, des interprètes, des auditeurs, des personnes tenant le vestiaire, du pompier de service… Il s’agit donc d’un système de relations, entre les sons et entre les personnes. La musique est un outil de définition sociale et personnelle, et reflète les valeurs des individus qui la jouent ou l’écoutent : aller entendre telle partition dans telle salle revient à dire « Voilà qui nous sommes ». De ce point de vue, l’œuvre est bien moins importante que la « performance », c’est-à-dire l’exécution d’une musique par des instrumentistes à destination d’auditeurs qui en partagent l’écoute avec une foule d’inconnus. De cette description détaillée des différents moments d’un concert classique – dont il désapprouve le côté unidirectionnel (la musique conçue par le compositeur est jouée par les instrumentistes et reçue par l’auditoire) et guindé (silence et immobilité imposés) – Christophe Small s’abstrait par moments pour proposer d’intéressantes réflexions sur le beau, sur l’art et sur les relations sociales.