Commençons par saluer l’audace de l’ensemble I Gemelli mais aussi le courage du label Naïve. De fait, il en faut pour consacrer le premier disque d’une nouvelle formation à une compositrice relativement obscure, dont seule une poignée de connaisseurs auront probablement déjà entendu parler et dont la discographie se réduit à peu de choses. A côté de quelques pièces isolées au gré d’albums composites – un Gloria à deux sopranos et deux ténors dont se sont emparés l’Ensemble Currende (Eufoda) puis la Netherlands Bach Society (Channel Classics) puis un Laudate Dominum choisi par Carlos Mena (Harmonia Mundi) –, les mélomanes les plus curieux auront peut-être jeté une oreille sur les Vêpres de la Nativité enregistrées par la Cappella Artemisia (Tactus) ou sur celles à la Vierge reconstituées par Warren Stewart (Orlando di Lasso Ensemble chez Thorofon) puis par Detlef Bratschke (Ensemble Magnificat chez Musica Omnia). « Cozzolani mérite tout autant l’admiration que ses contemporains Cavalli, Strozzi, Sances ou Benedetto Ferrari » relève Emiliano Gonzalez-Toro. Le ténor nous a expliqué ici même le rôle essentiel joué dans la genèse du projet par Mathilde Etienne, qui écumait les bibliothèques du Nord de l’Italie alors qu’il incarnait Orfeo à Crémone. En découvrant les œuvres qu’ils ont retenues et habilement agencées, nous partageons leur enthousiasme et admirons sans réserve l’extraordinaire ferveur qui anime leur interprétation. Chiara Margarita Cozzolani apparaît véritablement comme une figure majeure au même titre que Francesca Caccini et Barbara Strozzi ou encore, pour rester dans le répertoire sacré comme chez les nonnes, Isabella Leonarda, « la muse de Novara » (Piémont).
« Religieuse au couvent de Sainte-Radegonde, de l’ordre de Saint-Benoît, à Milan, y prit le voile en 1620. C’est à peu près tout ce qu’on sait sur sa personne. Il reste d’elle cinq ouvrages qui prouvent qu’elle fut très habile musicienne » : pour lapidaire que soit son article, le jugement de Fétis nous frappe par sa clairvoyance et aurait d’ailleurs pu piquer la curiosité des chercheurs et musiciens en quête de répertoires inédits bien avant la fin du XXe siècle. Nous en savons à peine davantage aujourd’hui sur la trajectoire de Chiara Margarita Cozzolani. Egalement chanteuse, cette fille cadette d’une riche famille de marchands née en 1602 semble avoir renoncé à l’écriture après être devenue abbesse (1660). A l’instar de Warren Stewart et Detlef Bratschke au début des années 2000, Mathilde Etienne et Emiliano Gonzalez-Toro ont imaginé des vêpres mariales où, suivant un usage répandu à l’époque, des motets solistes sont glissés entre plusieurs psaumes à huit voix, un rutilant magnificat concluant l’office. Le fondateur d’I Gemelli souligne à raison « la sensualité et la délicatesse » des pièces à voix seule ou en duo et où prévaut, de surcroît, comme dans les psaumes à double chœur, une expression rayonnante de la foi à laquelle personne, croyant ou non, ne devrait rester insensible.
Dès la deuxième plage de l’album, le Dixit Dominus révèle non seulement la maîtrise polyphonique de Cozzolani, mais aussi la vivacité et la versatilité qui caractérisent son langage : les tutti les plus extravertis y alternent avec des passages en concertato quasi intimistes, des enchaînements hardis mais en même temps d’un naturel et d’une fluidité exemplaires dans l’interprétation d’I Gemelli. Emiliano Gonzalez-Toro a réuni une équipe de chanteurs aguerris, à l’émission franche et ductile, au sens du rythme imparable, qui accusent les reliefs et magnifient les ruptures en trouvant constamment le ton adéquat. Le ténor et chef, assisté en l’occurrence par Violaine Cochard, nous confiait avoir pris beaucoup de plaisir à choisir l’instrumentation et l’auditeur en prend lui aussi en écoutant les chœurs richement enluminés (mention particulières aux cornets et sacqueboutes). Mais le travail sur la couleur ne se limite pas à l’accompagnement et s’observe également chez les chanteurs, en particulier dans la complémentarité idéale, parmi les sopranos, où s’illustre aussi Mathilde Etienne, entre la voix brillante et très déliée d’Alicia Amo – révélation, aux côtés de Paul-Antoine Bénos Djian, du San Giovanni Battista de Stradella réinventé par Damien Guillon – et celle, plus sombre et charnelle, de Natalie Perez (plutôt mezzo d’ailleurs). Les superbes moirures et clairs-obscurs dont Emiliano Gonzalez-Toro parait son Orfeo au TCE et sa vibrante présence au texte servent ici la plus fervente des prières (O Maria, tu dulcis). En vérité, tous méritent d’être cités et le lecteur reconnaîtra peut-être certains d’entre eux, du ténor Olivier Coiffet aux basses Victor Sicard et Renaud Delaigue en passant par les alti Mélodie Ruvio et Anthea Pichanik.
La séduction de l’habillage musical, sa volupté même rivalise avec le lyrisme exubérant des paroles dans la troublante méditation sur le lait de la Vierge et le sang du Christ O quam bonus es (duo pour sopranos) : « Je t’aime, je te chéris, je te désire, je te veux, j’ai soif de toi, je te cherche, je te bois, je me repais de toi. Ô breuvage, ô nourriture, ô rire, ô joie, ô vie heureuse, riante mort. » Subjugués par sa beauté et sa modernité, les interprètes n’ont pu se résoudre à écarter un Duo Seraphim à trois voix (1609) qui annonce celui de Monteverdi (1610) mais qui fut conçu non par Chiara Margarita Cozzolani mais par Caterina Assandra, autre « suora compositrice », bénédictine à Pavie deux générations plus tôt. Devant cette page exceptionnelle, une question risque de surgir chez l’auditeur : combien de trésors sommeillent encore qui ont vu le jour dans la trentaine de monastères réputés pour leurs activités musicales et où, au cours du XVII e siècle, des filles de la haute bourgeoisie et de la noblesse milanaise se retiraient du monde ? I Gemelli et leurs émules nous apporteront peut-être la réponse…