Comment représenter le Freischütz aujourd’hui ? Pour les Berlinois de 1821, la question était réglée : en une seule soirée, Weber leur a offert sur un plateau l’opéra idéal, qui correspondait à toutes les aspirations du moment : romantisme de la chasse et de la nature, introduction du fantastique et du démoniaque, profusion de mélodies plus séduisantes les unes que les autres, germanité foncière du sujet, des sources musicales et de l’ambiance … pas étonnant que la première ait été un triomphe qui allait paver la voie à une marche victorieuse dans tous les pays de langue allemande. Deux siècles plus tard, après que le nationalisme ait ravagé l’Europe par deux fois, et sur une scène comme La Scala, que faut-il conserver de l’œuvre originale pour la rendre accessible à nos contemporains ? Mathias Hartmann s’érige en Roi Salomon : il cherche un équilibre entre fidélité à l’œuvre et prise en compte de la modernité. Mais finalement, les éléments de la tradition sont de plus de poids, et finissent par évincer les modestes tentatives d’actualisation. Celles-ci se résument à des décors dessinés au néon, comme dans le « Dogville » de Lars Von Trier, et à l’insertion très réussie de la danse dès lors qu’il est question de démoniaque. Les contorsions érotiques des danseurs de la Scala sont du meilleur effet, et l’idée de faire doubler Kaspar par un Satan rougeoyant dans son air final du I est un des moments forts du spectacle. Pour le reste, l’histoire montrée sur scène est bien celle du livret, les personnages sont on ne peut plus conventionnels et les interactions ne font l’objet d’aucune relecture. A part des costumes d’Agathe et d’Ännchen qui mélangent de façon passablement indigeste les styles alsaciens et samouraïs, on ne trouvera rien ici pour hérisser le poil des tenants de la tradition. Ce qui fait qu’on a au total un spectacle mi-figue, mi-raisin, qui donne une impression d’inachèvement, comme si le sujet n’avait pas vraiment inspiré le metteur en scène. On mettra cependant à part une scène de la Gorge-aux-Loups diablement réussie, où tous les effets de la scénographie moderne sont utilisés à bon escient pour suggérer l’épouvante, et qui parvient à effrayer sans verser dans le « gore » ou le ridicule.
Pour transcender ces non-choix scéniques, il ne restait plus que la qualité du jeu d’acteurs. Hélas, les chanteurs, largement livrés à eux-mêmes, composent une équipe bien inégale. C’est aussi vrai au niveau vocal. Michael König a bien la voix du rôle, exact mélange entre Tamino et Siegmund, avec ce qu’il faut d’héroïsme lié dans une sauce belcantiste du plus bel effet. Mais son incarnation connait des hauts et des bas. A certains moments, il paraît complètement possédé par son personnage, et son regard prend un éclat inquiétant, mais de nombreux autres moments le montrent encombré par son embonpoint, ne sachant que faire de ses bras ou de son fusil. L’action en souffre, et connaît quelques tunnels, tant il est vrai que l’opéra tourne autour du personnage de Max. Julia Kleiter a pour elle une beauté en écho à sa pureté d’âme. Mais c’est un peu court pour sortir Agathe du cliché de la jeune vierge pleine d’innocentes ardeurs. Fagottée dans d’horribles tenues kitsch , il ne lui reste plus qu’à faire valoir sa voix. Là, c’est Byzance : douceur liquide du timbre, projection réalisée sans effort, justesse constante, ce chant est comme la lune qu’elle interpelle, d’une clarté immaculée, d’un éclat point trop aveuglant. Pour habiter le rôle comique d’Ännchen, Eva Liebau a trouvé le truc : rouler des yeux, et en même temps les ouvrir le plus grand possible. Le procédé amuse au début, mais est un peu court. Le spectateur aura d’ailleurs davantage de plaisir à fermer ses propres yeux pour échapper au look « Sultane-femme de ménage » concoctée par le costumier et se laisser bercer par cette voix délicieusement acidulée, en parfait contrepoint des lignes pures dessinées par Agathe. Kuno et Ottokar sont tous deux croqués en mode « grand style » par Michael Kraus et Frank van Hove, qui sont mieux servis par la mise en scène et qui disposent chacun d’une voix idéalement en situation. Stephen Milling impressionne dans l’apparition finale de l’Ermite, et son ton sépulcral montre ce que le personnage doit au Sarastro de la Flûte Enchantée.
Mais finalement, comme souvent à l’opéra ce sont les méchants qui sont plus intéressants que les gentils : le vrai triomphateur de la soirée est le Kaspar de Gunther Groissböck. Doté d’un physique très impressionnant, en symétrie parfaite avec les danseurs qui doublent ses gestes, il sait injecter dans sa voix le fiel qui indique la damnation à laquelle il se sait promis, sans jamais perdre de vue les règles d’un chant qui regarde encore souvent du côté de l’opéra italien . Les vocalises de « Schweig, schweig » le trouvent aussi à l’aise que la fonte des balles diaboliques, où il fait preuve d’un engagement physique qui donne le frisson.
Dans la fosse , Myung Whun Chung opère lui aussi un travail de fusion. Les timbres de l’orchestre de La Scala de Milan ont rarement sonné aussi peu latins, le maestro prenant un évident plaisir à mélanger ce que des siècles de tradition se sont évertués à maintenir distinct, et le maelström qu’il fait jaillir porte les chanteurs et les chœurs avec un enthousiasme irrésistible, depuis une ouverture à la noirceur totale jusqu’à une apothéose dont la puissance évoque le finale de la Neuvième de Beethoven. Cette joie irradiante finit par faire oublier les lacunes d’un DVD qui prend une place honorable dans la vidéographie du Freischütz.