Le disque n’aura pas tardé : en novembre dernier, la résurrection du Tarare de Salieri et Beaumarchais avait enthousiasmé et Laurent Bury, et Claire-Marie Caussin. Pourtant, après une production sans lendemain dirigée par Jean-Claude Malgoire (1988), que ce Tarare s’est fait attendre !
Nous n’allons pas revenir sur les détails d’une intrigue déjà exposés par nos collègues ; il y aurait néanmoins beaucoup à dire de cette turquerie singulière, prétexte, à l’instar des Lettres persanes, à une critique osée de l’époque. En 1787 déjà, le Mercure de France écrivait après la première : « cet opéra occupera probablement longtemps le Théâtre ; & ayant bien plus de choses à examiner que dans tout autre ouvrage, nous serons vraisemblablement obligés d’y revenir plus d’une fois ». Espérons que la prophétie s’avérera encore après cet enregistrement, qui vient clore la trilogie des opéras parisiens de Salieri et combler une lacune criante de la discographie, tant l’œuvre fut effectivement un jalon majeur et l’un des plus grands titres d’Europe au tournant du siècle, principalement dans une version italienne largement remaniée intitulée Axur, re d’Ormus.
Christophe Rousset, rompu à plus d’un siècle de tragédie lyrique comme à l’opera buffa ou seria, était l’homme de la situation pour une partition qui se présente comme le creuset, souvent distancié, de multiples styles. Beaumarchais et Salieri parviennent habilement à intégrer déclamation véhémente, tendres élégies, grands récitatifs dramatiques, ballets, couplets et rythmes d’opéra-comique. Ils puisent dans les plus anciennes traditions françaises tout en annonçant l’éclatant succès des pièces à sauvetage, genre hybride qui fera fureur dans les années 1790. Ici pompeux sans lourdeur, là gracieux sans alanguissement, Salieri, dont l’art des vents est encore ici démontré, se rattache aussi à la tradition de l’opéra viennois. Les Talens lyriques dessinent et colorent efficacement les situations, dès un délicieux prologue qui compte parmi les meilleurs moments de l’œuvre.
Judith van Waroij y trouve un emploi qui lui convient mieux que les figures tragiques qui lui échoient souvent : son français peu cinglant, ses couleurs parfois acidulées et son tempérament servent mieux les personnages de demi-caractère comme la Nature et Spinette. Elle y déploie une imagination supérieure au solide Tassis Christoyannis, belle voix qui ne donne pas toute leur présence à ses diverses incarnations, dont le grand-prêtre Arthénée, pilier de l’acte II.
L’imagination de la langue, tant voulue par Beaumarchais, c’est surtout Atar/Tarare qui l’exaltent. Ce couple antagoniste illustre le propos du prologue : le premier a pour lui la naissance, mais pourrit dans une insatisfaction chronique qui le laisse en proie à des pulsions incessantes dont l’arbitraire imprime au drame des tournures soudaines. Tarare est de basse extraction, mais jouit d’une grande clarté de caractère, sûr de ses amours, de ses valeurs, du système. Superbe chanteur, Jean-Sébastien Bou n’oublie pas d’être menaçant et veille constamment à faire sentir l’amertume du tyran, préparant ainsi le suicide final, là où Jean-Philippe Lafont en 1988 campait plutôt un ogre bouffon. Le premier Tarare, Étienne Lainez, possédait un médium solide largement mis en valeur en fin de carrière dans La Vestale ou La Mort d’Abel (enregistré par… Bou). Dans une langue toujours admirable d’éloquence et de poésie, Cyrille Dubois réussit pourtant à servir le rôle dans toutes ses dimensions, y compris les éclats héroïques.
Les subits élans d’Atar, compliqués par moult mensonges, déguisements et quiproquos, font que l’on assiste plus à une juxtaposition de situations, au détriment de la tension dramatique – mais c’est aussi la loi du genre. Beaumarchais est inégal selon les scènes ; une écoute répétée souligne cependant la cohérence et l’intérêt de l’ensemble, dont le disque ne rend pas tout l’effet : sans nécessairement reprendre l’orientalisme flou du drame, une mise en scène fera mieux valoir le rituel politico-religieux du II, l’intégration dramatique du long divertissement au III (on songe aux Bayadères de Catel) et les confrontations de foules aux IV et V. Les Chantres du Centre de musique baroque de Versailles, dirigés par Olivier Schneebeli, animent sans faillir leurs nombreuses interventions, qui font des divers groupes du peuple de véritables protagonistes. Un peu trop droit dans ses bottes, Tarare agit peu et ne fait que réagir : la cheville du drame est plutôt Calpigi, qui n’est comique qu’en apparence (probe Enguerrand de Hys). Jérôme Boutillier réussit le grand récit d’Urson, et Philippe-Nicolas Martin satisfait en Altamort. Enfin nous sommes au XVIIIe siècle : cette fable toute de politique et de vertus « viriles » n’est pas affaire de femmes, cantonnant de larges pans de l’opéra aux voix masculines (au risque de la monotonie). Ainsi, Astasie n’existe guère que dans une belle scène au début du IV, puis dans les retrouvailles avec son Tarare, repoussées aux derniers instants de l’opéra. Karine Deshaye marche sur les pas de Marie-Thérèse Maillard, surtout réputée pour un chant vigoureux dont on retrouve la signature dans l’Adrien de Méhul (Sabine), quelques années après Tarare (passionnante comparaison !). Le français reste peu intelligible, mais le format et l’énergie font exister le rôle autant que faire se peut.
Deux vifs souhaits désormais : que l’on joue Tarare au théâtre, et que l’on nous propose Axur, re d’Ormus avec le faste qu’il mérite.