La rumeur insistante en courait depuis plusieurs semaines : c’est bien Alexander Neef qui succédera à Stéphane Lissner à la tête de l’Opéra de Paris. Son mandat débutera dès 2021 : le vœu de Stéphane Lissner de voir son mandat renouvelé avait tourné court l’an dernier et celui, plus récent, d’être prolongé ne fût-ce que d’une saison n’aura pas été entendu. Alexander Neef assurera donc la programmation de la saison 2021-2022 : cela laisse peu de temps, mais d’importants travaux dans les deux salles réduiront le nombre de représentations. Le mandat s’ouvrira donc sur une saison courte ; une saison de transition, en quelque sorte.
Né en 1974 en Allemagne, Alexander Neef connaît bien l’Opéra de Paris puisqu’il y a exercé de 2004 à 2008, sous le règne de Gérard Mortier les fonctions de coordinateur artistique, en charge notamment du casting, avant d’aider celui-ci à préparer son arrivée au New York City Opera. Il avait auparavant fait ses armes au Festival de Salzbourg et à la RuhrTriennale. Une carrière bâtie dans le sillage de Gérard Mortier qui, cinq ans après sa disparition, voit nombre de ses anciens collaborateurs s’installer – ou confirmer le rang qu’ils occupaient déjà – dans de grandes maisons d’opéra : Serge Dorny à Munich, Peter de Caluwe à Bruxelles, Jan Vandenhouwe au Vlaamse Opera, Boris Ignatov à Stuttgart… comment ne pas lire dans cette nouvelle nomination un hommage au legs considérable de Gérard Mortier… et un petit pied de nez à ses détracteurs parisiens ?
Le véritable envol d’Alexander Neef remonte à 2008, lorsqu’il fut nommé directeur à Toronto de la Canadian Opera Company : de cette maison estimée mais un peu routinière, il aura fait un théâtre visible et même très couru, sachant marier un cœur de répertoire traité avec un modernisme intelligent et la création contemporaine.
Ces dix années de formation dans un univers très éloigné des repères européens, fondé uniquement sur le financement privé, où l’opéra doit lutter pour exister dans le paysage artistique furent considérées outre-Atlantique comme suffisamment concluantes pour qu’on lui propose en 2018 la direction artistique du festival de Santa Fé, le principal festival lyrique d’Amérique du Nord. Beaucoup, alors, virent en lui le successeur naturel de Peter Gelb au Metropolitan et certains membres du conseil d’administration du Met suivaient son parcours avec bienveillance.
Certains ont du reste pensé que sa candidature à Paris valait témoignage pour se positionner sur le grand circuit mondial. Mais les atouts d’un parcours international, d’une réputation grandissante dans le monde lyrique, d’une étape parisienne qui lui vaut de parler parfaitement le français, de connaître et d’aimer la Grande Boutique, auront pesé dans la balance, alors même que ses rivaux de la « short list » étaient de première force, et qu’avaient été auditionnés au premier tour des prétendants très sérieux. Ils se dit même que certains, sentant leur règne venir, avaient préparé le communiqué de presse annonçant leur intronisation sur la place parisienne.
Cette procédure de nomination aura fait couler beaucoup d’encre.
La mise en place d’un comité de sélection correspond à un vœu depuis longtemps formulé sur notre site, notamment lorsqu’en 2011 fut publié un éditorial intitulé « Pour en finir avec le directeur providentiel ».
On pourra toujours arguer du fait que le comité installé n’a pas fonctionné de manière totalement optimale. Le jury, composé de cinq personnes éminentes, n’a finalement siégé qu’à trois ; deux des membres n’ayant pu se soustraire à des engagements les tenant loin de Paris et devant suivre les auditions à distance (!). De même il eût été du rôle du comité de sélection de charger un de ses membres d’assurer le suivi de ses préconisations et de garantir à chaque candidat transparence, information et considération. Dominique Meyer s’est légitimement plaint dans une récente interview au Devoir de ce traitement désinvolte. Mais il n’est pas aisé d’essuyer les plâtres d’un processus aussi délicat et forcément très scruté. Gageons que les leçons en seront retenues.
L‘essentiel est que ce dispositif aura permis à chaque candidat de faire valoir non plus seulement un cursus, mais un projet. C’est cela à la fin qu’il faut retenir. C’est cela sur quoi il ne faudra plus revenir. Chacun aura eu loisir de travailler et réfléchir à l’avenir de l’Opéra de Paris, et cette réflexion devrait être l’étape obligée de toute nomination à un poste aussi important. Il faut aussi souhaiter que les tutelles s’inspirent des projets conçus à cette occasion par des gens de métier pour nourrir leur réflexion sur l’avenir de la maison.
Alexander Neef s’est présenté devant le comité de sélection avec un projet d’une grande cohérence, rendant à la danse et à la création contemporaine le terrain perdu ces dernières années, et réinsérant les « satellites » que sont l’Académie, la 3ème Scène et la future Salle modulable (fruit du volontarisme de Stéphane Lissner) dans le continuum de la programmation et des missions de la maison. Il appartiendra au futur directeur de détailler ses ambitions, mais elles apparaissent d’ores et déjà guidées par la volonté de ne pas faire de l’Opéra seulement un pôle d’excellence attirant de grands chanteurs, mais un pôle de rayonnement dialoguant avec les autres institutions, les autres arts et les divers publics : car telle est l’identité même de l’Opéra de Paris.
La nomination, ordinairement fondée sur l’intuitu personae, a ainsi distingué les projets autant que les personnalités. Certes, cela prend plus de temps que les manœuvres de coulisse, mais le résultat n’en est que plus probant. Par là-même, le nouveau directeur bénéficie d’un soutien politique nouveau : en le choisissant, l’Etat s’engage à lui permettre de mener à bien ce projet sur lequel il a été choisi.
Tout le monde y gagne. L’Opéra de Paris en premier lieu.
L’Opéra gagne aussi à ce que son futur directeur soit assez jeune pour ne pas voir dans cette nomination un bâton de maréchal. Pour Alexander Neef, il y aura une vie après l’Opéra de Paris, et cela impliquera qu’il réussisse dans le mandat qui vient de lui être confié. Stéphane Lissner aurait certes préféré que son travail à l’ONP se poursuivre, s’étant déjà lancé dans des chantiers importants qui ne pouvaient plus attendre. Cette solution n’ayant pas été retenue, la responsabilité institutionnelle du directeur sortant est désormais de préparer le terrain de son successeur, pour finir son mandat en beauté et à la hauteur de sa considérable carrière… et pour écrire, déjà, en lettres d’or, les premières pages de son avenir, à la tête – on le lui souhaite – de prestigieuses institutions moins psychorigides quand il est question d’âge.
L’heure du bilan arrivera en son temps. D’ores et déjà les défis sont nombreux : financiers, immobiliers, artistiques… et bien entendu le recrutement du successeur de Philippe Jordan, première mission délicate et stratégique du futur directeur, qu’il aura à cœur de mener en concertation avec le directeur musical et les forces orchestrales. Certaines logiques sont désormais à bout. Il faut en inventer de nouvelles. Celles de notre temps. Les personnels de l’Opéra y sont prêts.
Alexander Neef certainement aussi.
par Sylvain Fort et Camille De Rijck