En ces périodes de grandes incertitudes morales ; où chaque jour les réseaux sociaux déversent directement dans nos consciences la promesse d’une fin plus proche et plus cataclysmique, se tourner vers la musique est probablement la solution de repli la plus saine. Croire pour autant que la musique adoucit les mœurs est une erreur de débutant. Souvenez-vous du Silence des agneaux, dans lequel Anthony Hopkins est un cannibale raffiné qui déguste la joue de ses victimes encore vivantes sur quelques mesures des Variations Goldberg de Jean-Sébastien Bach,… La musique ne lui adoucit pas les mœurs à celui-là, mais au moins, elle agrémente son repas de volutes délicates et favorise la digestion de parties réputées indigestes, ce qui – à tout prendre – n’est déjà pas si mal.
Variations Goldberg, donc, de Jean-Sébastien Bach. On se figure le compositeur légèrement austère, une perruque poudrée vissée sur son large visage, tout cramoisi de luthérianisme et dévoué – comme il se doit – à l’art subtil du contrepoint en une louange à son Créateur. Tout cela est vrai, naturellement, mais rappelons à toutes fins utiles qu’un jour Bach passa la nuit au poste pour avoir rossé ses musiciens. Si ça se trouve, c’est même là qu’entouré de deux auxiliaires psychiatriques armés de chemises larges et nouées dans le dos qu’il composa ses pages les plus merveilleuses et les plus apaisantes. La musique n’adoucit pas forcément les moeurs.
Bach n’est pas le seul musicien à avoir déconné. Le chef Arturo Toscanini, qui avait la réputation d’être atrabilaire comme tous les chefs d’orchestre italiens de petite taille, avait un jour planté sa baguette directement dans l’œil de son premier violoncelle. On imagine la phrase qui précéda l’incident : « tu l’avais pas vue ma baguette, tu l’avais pas vue ? Eh ben regarde ! Pffftch.» Je précise que la rédaction tient à prendre ses distances par rapport à de telles pratiques manageriales. Surtout – rien ne dit que cette histoire édifiante est réelle ou apocryphe, ma se non e vero, e ben trovato.
Dans le genre sympa, il y eut aussi la famille Forqueray, des gambistes et compositeurs d’une musique sublime de père en fils qui exerçèrent au cœur du bon Royaume de France quelque part dans la première moitié du dix-huitième siècle. Antoine, le père, était très jaloux de son fils Jean-Baptiste et il trouva un moyen – plutôt radical – de se débarrasser de ce rival encombrant qui, comble d’effronterie, portait le même nom que lui : sous un prétexte un peu borderline, il le fit jeter en prison et mettre au pain sec et à l’eau, dans l’une de ces cellules qu’on imagine spacieuses et dotées de tout le confort moderne, où la moisissure est si affirmative dans son intention de tout envahir que même les rats musqués rechignent à y poser leurs valises.
L’exemple du compositeur Stradella n’est pas mal non plus. Sa passion était de mener grand train et de faire le malin en couchant, par exemple, avec les femmes des autres. Un soir, à Venise, il fit la rencontre de deux spadassins, de deux sbires au visage chafouin – dépêchés par un mari contrarié – , qui percèrent sa poitrine de vigoureux coups de dague jusqu’à ce que le malheureux pousse son dernier soupir et finisse, la tête en avant, dans les eaux émeraudes du grand canal.
Carlo Gesualdo, quant à lui, considéré comme le Caravage du madrigal et qui, par un triste jour, découvrit son épouse et l’amant de celle-ci au lit – tout posey – tout biens, à se faire ce que les amants font au lit quand le mari est prétendument allé chasser. Là, son sang – évidemment – ne fit qu’un tour, il les tua tous les deux et fit pendre l’amant à une sorte de gibet pour que les corneilles puissent s’en repaitre en se frottant l’abdomen de plaisir. Ce qu’elles firent. Gesualdo, lui, échappa à toute condamnation, vu que c’est le code de l’honneur qui avait justifié ce petit coup de sang.
Tout cela démontre que si la musique n’adoucit pas les mœurs, elle peut favorablement accompagner l’ingestion d’une joue humaine quand on est cannibale ou détendre le chirurgien ophtalmologiste qui tenterait une réparation oculaire sur un violoncelliste. Et ça, à tout prendre, c’est pas si mal. Mais surtout, la musique peut rendre fou.
Illustrations : Les Monomanes de Géricault