En 1984, les éditions Fayard avaient fait paraître un Pierre Boulez dans leur série de biographies de compositeurs, l’ouvrage signé Dominique Jameux se rangeant plus précisément dans la collection « Musiciens d’aujourd’hui ». Ce volume était paru six mois avant que le Boulez ne fête son soixantième anniversaire ; comme chacun pouvait s’en douter, son parcours était loin d’être terminé, et l’on comprend que Fayard ait souhaité offrir au public une version actualisée, l’auteur du Marteau sans maître ayant encore vécu trois décennies après la publication initiale. Impossible de solliciter à nouveau Dominique Jameux, décédé en juillet 2015, un semestre avant Pierre Boulez. C’est donc à notre confrère Christian Merlin qu’échut la tâche de produire la biographie sinon définitive, du moins complétée.
Deux écueils se présentaient sur la route du courageux biographe. D’une part, l’homme ayant toujours été d’une immense discrétion sur sa vie privée, il allait vite s’avérer à peu près impossible d’en dire long à ce sujet. Pas de révélations croustillantes à attendre, et il faut se contenter de suppositions. La rumeur évoque une passion non réciproque pour Maria Casarès vers 1948, après quoi Boulez aurait renoncé à toute vie affective, Claude Pompidou s’étant cassé les dents lorsqu’elle tenta de se rapprocher de lui dans les années 1970. A moins qu’il n’ait dissimulé une homosexualité considérée comme allant de soi par ceux qui le voyaient se déplacer partout avec son factotum et qui constatèrent son affliction à la mort prématurée du flûtiste Larry Beauregard.
L’autre difficulté tenait à la prolifération des activités de Pierre Boulez, non seulement compositeur, mais aussi chef d’orchestre universellement reconnu, auteur d’écrits théoriques et inlassable fondateur d’institutions musicales. Pour faire un peu de tri dans tout cela, Christian Merlin a eu l’excellente idée d’adopter une méthode elle-même fort boulézienne, puisqu’elle relève de la « mosaïque narrative », selon l’expression employée à propos d’une des œuvres analysées dans le livre. Boulez disait aimer les compositions-labyrinthes, où chaque auditeur pouvait trouver son propre cheminement : le livre de Christian Merlin peut évidemment être lu dans l’ordre, de la page 9 à la page 570 (sans compter le catalogue des œuvres, la bibliographie sélective et les index), mais qu’il est également permis d’aborder selon un tout autre système. Par exemple, si vous ne vous intéressez qu’à Boulez chef d’orchestre, après les trois premiers chapitres consacré à l’enfance et aux années de formation, vous lirez les chapitres 8, 12, 16, 18, 23 et 26 ; si vous ne voulez vous instrire que sur Boulez théoricien, vous lirez les chapitres 5, 14 et 22. Conformément à la manière dont sont construires certaines des œuvres les plus connues du compositeur, ce livre permet donc des lectures multiples, programmables à volonté.
Pas plus qu’il ne composa les concertos inlassablement réclamés par Anne-Sophie Mutter ou Maurizio Pollini, Pierre Boulez n’écrivit jamais d’opéra, malgré des tentatives menées avec Jean Genet et avec Patrice Chéreau – mais Christian Merlin ne craint pas de laisser entendre que son génie ne se prêtait pas forcément au théâtre. Il composa néanmoins beaucoup pour la voix, surtout dans la première partie de sa carrière : les grandes œuvres initiales partent de textes de René Char, avec un traitement de plus en plus instrumental de la voix qui fait passer l’intelligibilité au second, voire au troisième plan de ses préoccupations, Pli selon pli, chef d’œuvre de la maturité, s’appuyant sur les vers de Mallarmé. Devenu chef par nécessité en 1956, il dirigea son premier opéra en 1963 : Wozzeck, pour l’entrée de l’œuvre au répertoire de l’Opéra de Paris, après quoi il allait devenir un chef lyrique très demandé, à Bayreuth pour un Parsifal dès 1966, passant par une période faste dans la deuxième moitié des années 1970 (de la Tétralogie du centenaire à la création de la version achevée de Lulu), puis un « retour à l’opéra » dans les années 2000, avec un nouveau Parsifal à Bayreuth et, notamment, son unique incursion dans l’œuvre scénique de Janáček pour une inoubliable version de De la maison des morts à Aix-en-Provence. Christian Merlin signale pourtant, à propos du Pelléas dirigé à Londres en 1969, son « peu d’attention à la langue et à la vocalité », comme si seul l’orchestre comptait à l’opéra.
Boulez et l’art lyrique, ce n’est pas seulement la formule provocatrice figurant dans une interview de 1967, invitant à brûler les maisons d’opéra, c’est aussi la réforme avortée de la vie musicale française qui aurait dû, à la même époque, déboucher sur la création d’un « Centre français pour le théâtre et la musique » ; c’est aussi son implication dans le projet parisien de Cité de la musique à la Villette, qui aurait dû inclure un nouvel opéra populaire, finalement construit à Bastille (avec sa fameuse salle modulable qui devrait bientôt voir le jour).
Le mérite de Christian Merlin consiste, entre autres choses, à dépasser l’image de l’ambitieux à la repartie impitoyable, incarnation de « l’avant-gardisme d’Etat » selon ses détracteurs, pour nous montrer l’homme dans toutes ses contradictions, récapitulées en épilogue : pragmatique et utopiste, intransigeant et sensible, Pierre Boulez mérite amplement que l’on suive chacun des fils ici magistralement entrelacés pour explorer son labyrinthe personnel.
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