C’était en février 2016. Karine Deshayes tirait la cérémonie des Victoires de la musique classique de sa torpeur convenue en interprétant l’air de Balkis, « Plus grand dans son obscurité », extrait de La Reine de Saba, un opéra de Charles Gounod dont la postérité n’a retenu que cette page*, peut-être parce qu’elle fut enregistrée par Régine Crespin.
Les généalogistes devraient ajouter le chant lyrique à leurs domaines d’étude. Explorer des branches et scruter les feuilles pour découvrir des ascendances inattendues, certaines royales. Après avoir écouté, adolescente, tous les enregistrements de Régine Crespin, Karine Deshayes a suivi une de ses masterclasses à Royaumont en 2002. Dans ce nouvel album d’airs d’opéra français, le répertoire de l’élève, mezzo-soprano colorature rompue au belcanto romantique, rencontre celui du maître, soprano lirico-dramatique familier des épopées wagnériennes, si l’on veut catégoriser. Leurs voix ont peu de points communs et pourtant, le tracé souple de l’une rejoint le geste majestueux de l’autre, dans cet air de La Reine de Saba mais aussi dans bon nombre de titres immortalisés au disque par Régine Crespin : la romance de Marguerite, à laquelle l’album emprunte son titre, ou encore dans les deux extraits de Werther. Il y a là comme un passage de sceptre, de l’aînée à la cadette sans volonté de comparaison.
En un clin d’œil qu’apprécieront ceux qui, comme nous, suivent depuis longtemps le parcours de Karine Deshayes, le bal est ouvert par Cendrillon. Non celle de Rossini dont le rondo signature valut à la chanteuse en 2002 de remporter le concours des Voix Nouvelles, mais celle de Massenet, d’une autre conformité vocale, d’autant plus ambiguë que le rôle était à l’origine dévolu à un soprano avant que la tradition ne le transmue en mezzo. L’ambiguïté sied à la voix de Karine Dehayes, d’une puissance désormais accrue et capable de soutenir des notes aiguës que lui envieraient bon nombre de sopranos. L’imitation du carillon dans le récit haletant qui fait Cendrillon épigone de Lakmé s’avère simple formalité pour un chant assoupli au cheval d’arçons rossinien.
Plus délicat – et tellement nécessaire dans ce répertoire –, la diction n’est jamais sacrifiée sur l’autel du beau son. Et pourtant que le son est beau, mordoré, radieux, voluptueux et comme il serait bon de s’y contempler si le narcissisme n’était plaisir coupable car préjudiciable à l’expression. L’écueil est ici contourné.
La noblesse sert de dénominateur commun à ces héroïnes françaises que le chant pare d‘un diadème – celui évoqué par Balkis dans son fameux air, évidemment. Carmen a le bon goût de se présenter enjuponnée dans la première version de la Habanera, mieux adaptée au tempérament de Karine Deshayes. Rachel, la « Juive » de Fromental Halévy, confirme qu’au lieu d’Urbain, l’Opéra national de Paris aurait pu dans Les Huguenots la saison dernière lui confier Valentine, autre rôle écrit à l’intention de Cornélie Falcon. S’il faut choisir entre Sapho et Chimène – choix de Sophie car les deux sont également magnifiques –, la palme revient à la première tant la pureté d’émission parvient à bannir de la musique de Gounod toute trace de ce sentimentalisme qui parfois l’empèse.
Le mérite en revient aussi Jean-Francois Verdier, à la tête de l’Orchestre Victor Hugo. Les tempi, plutôt vifs, évitent l’alanguissement. La lecture veille à tendre vers la transparence que l’on associe à la musique française, en évitant le reproche de pompiérisme souvent formulé à l’encontre de ce répertoire.
* La Reine de Saba a été exhumé récemment en version de concert à Marseille, avec Karine Deshayes précisément dans le rôle de Balkis