Fondateur de la FEVIS [Fédération des Ensembles Vocaux et Instrumentaux Spécialisés], ancien agent, et ancien administrateur du Chœur de Chambre Accentus, Olivier Mantei revient sur son parcours et les opportunités qu’il a saisies au cours de sa carrière et qui l’ont amené à la direction générale de l’Opéra Comique. Dans cet échange, il partage son intérêt profond pour les compositeurs et la création lyrique. Il présente, sans fard, les difficultés que peut revêtir la fonction de directeur d’opéra, dans un contexte où l’économie du spectacle vivant semble, à première vue, peu encourageante, et où les enjeux du vivre ensemble doivent sans cesse être requestionnés.
Vous êtes à l’origine un homme de lettres, à quel moment avez-vous souhaité vous orienter vers la musicologie ?
Dans le cadre de mes études littéraires à la Sorbonne, j’ai été amené à travailler sur les écrits d’Hector Berlioz avec le Stendhalien Michel Crouzet. C’est ce qui m’a orienté, tout naturellement, vers la musicologie. J’ai donc basculé vers l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, dans un cycle de sciences du langage.
Quel était votre rapport à la musique enfant ?
Je ne suis pas issu d’un milieu de musiciens ni de mélomanes. Il s’est trouvé que mon père m’avait offert un jour un magnétophone à cassettes. La cassette de démonstration était le Concerto pour piano n°2 de Brahms. Je la passais en boucle ! Non pas pour écouter Brahms mais pour faire marcher le magnétophone. J’ai finalement appris à connaitre ce compositeur et à me familiariser avec le répertoire symphonique. Et j’ai commencé le piano à l’âge de 9 ans.
Et votre première fois à l’opéra ?
Elle a eu lieu assez tard, je devais avoir dans la vingtaine. A l’époque, j’ai eu l’occasion d’en voir plusieurs en même temps. J’ai notamment le souvenir d’un Vaisseau Fantôme qui m’avait marqué mais je ne suis vraiment allé régulièrement à l’Opéra qu’au moment où Bastille a ouvert.
Olivier Mantei © Irène de Rosen
Vous arrivez en 2007 à Favart, en tant qu’adjoint de Jérôme Deschamps. Qu’est-ce qui vous a amené à l’Opéra Comique, vous qui étiez plus résolument du côté des ensembles et de l’indépendance ?
Je n’ai progressé dans ce métier que par ma relation avec les artistes. Je suis arrivé au Théâtre des Bouffes du Nord grâce à Peter Brook et je suis arrivé à l’Opéra Comique grâce à Jérôme Deschamps. Ce dernier m’avait demandé de réfléchir à son projet de candidature en 2006. J’ai donc volontiers accepté de travailler avec lui tout en sachant que je souhaitais rester, en même temps, aux Bouffes. On a passé 6 mois à mûrir ce projet. Une fois nommé, il m’a donc incité à le rejoindre pour le mettre en œuvre.
L’accompagnement d’artistes est quelque chose qui vous tenait et qui vous tient toujours à cœur.
Je dois dire que le métier d’agent m’a modérément plu. C’est un métier très ingrat, et il faut aimer les gares, les aéroports, porter des valises. Ce n’est vraiment pas un métier simple puisqu’il faut aussi prendre des positions radicales pour défendre son artiste au-delà, parfois, de l’entendement. Je n’ai pas vraiment aimé ce métier, mais je l’ai fait avec beaucoup d’abnégation parce que je pense que j’avais une volonté d’accompagner des artistes dans leurs projets. Je préférais malgré tout le métier de producteur, qui permet de les accompagner, mais dans le cadre d’un projet dont on définit ensemble les objectifs et les moyens. C’est une dialectique entre le lest qu’on donne à l’ambition et à l’envie artistique, et la retenue qu’on doit poser, compte tenu des moyens dont on dispose. C’est un jeu d’équilibriste : il faut laisser de la liberté, mais pas trop.
Vous dites souvent que « la création c’est croire sans preuve ». C’est un élément que vous avez démontré maintes fois, et dernièrement avec le pari de L’Inondation, où vous avez proposé un processus de production inédit pour un spectacle lyrique. Quel bilan tirez-vous de cette nouvelle méthode ?
« Croire sans preuve » c’est le principe même de la création puisque, par définition, on passe commande d’une œuvre qui n’existe pas. Lorsque j’étais producteur indépendant, les premières productions que j’ai montées étaient des créations. J’avais un goût pour les compositeurs, ayant travaillé avec eux dans le cadre de mon doctorat. Cela m’a amené à développer des relations formidables avec tous ces artistes. Cette formation universitaire m’a aussi permis de mieux comprendre et connaître la musique contemporaine dans toutes ses facettes et d’analyser la raison de l’existence de plusieurs langages, ce qui constitue la complexité du XXe siècle. Les clivages et les guerres esthétiques aussi m’intéressaient beaucoup et, par la suite, j’ai donc appris à comprendre et à connaître la musique contemporaine. Aujourd’hui, ce qui me passionne, finalement, c’est de savoir dans quelle mesure on peut garder une exigence artistique dans la forme et l’écriture, et avoir une ambition populaire.
Exigence qui à première vue est doublement élitiste, voire hermétique.
Justement, le challenge est aussi de savoir dans quelle mesure il est possible de gagner un public sans compromission et sans être dans un consensus esthétique mou et déceptif. Cette ambivalence m’intéresse beaucoup et elle a guidé mon travail sur L’Inondation. Selon moi, il fallait, pour cette production, n’avoir qu’un seul point de vue de l’opéra, entre ce qui se passait dans la fosse, sur scène et dans le texte. Finalement, on s’est retrouvés avec un objet très austère. Quand on a élaboré le processus avec Francesco Filidei et Joël Pommerat, nous sommes arrivés à la conclusion que le livret devait être écrit en même temps que la musique. Ce processus d’écriture devait aussi être réalisé conjointement avec des musiciens et des chanteurs. L’autre originalité, c’est qu’on a livré la partition enregistrée avec orchestre, un an avant, pour que le metteur en scène et les chanteurs travaillent en parfaite connaissance de la musique. Ce qui manque parfois dans la création contemporaine, c’est que nous sommes pris par la découverte de la partition qui pénalise le travail théâtral.
Et le travail vocal.
Aussi ! Et de ce point de vue-là, je pense que L’Inondation est une réussite. Il y a quelque chose qui, selon moi, est assez inédit, et qui marquera l’histoire de la création à l’Opéra Comique.
Qu’en était-il du public ?
Pour tout vous dire, on a vendu des billets tous les soirs, et on a rempli la salle grâce au bouche à oreille. Il y a eu une réelle identification immédiate à l’œuvre et je pense que c’est assez rare pour la création.
D’une façon générale, estimez-vous que la création circule suffisamment ?
Je viens du privé, et j’ai été formé par Peter Brook. Les Bouffes du Nord est le premier théâtre en termes de tournées internationales à l’échelle européenne. Son modèle économique repose exclusivement sur l’exploitation des tournées. En arrivant à l’Opéra Comique, bien sûr j’ai reproduit un peu ce modèle. Je souhaitais des recettes propres en plus, il a fallu que j’en trouve. Nous avons donc augmenté les tournées de 40% et nous avons augmenté le budget de 16 à 20 millions d’Euros par la diffusion, ce qui nous a permis de produire un peu plus, et de prendre un peu plus de risques avec des artistes innovants. La grande difficulté de l’Opéra Comique reste ses moyens. Dans la mesure où nous n’avons pas d’ensembles permanents nous devons donc payer nos forces musicales tous les soirs, et sa subvention est proportionnelle à cette absence de musiciens permanents, ce qui peut compliquer sa gestion. Pour les 3 dernières créations on a pu réunir 6 à 7 coproducteurs à chaque fois, ce qui a permis à nos productions de tourner. A l’échelle de l’Opéra Comique, je dirais que la création circule et permet même de fédérer des maisons sur un projet artistique plus global.
Fédération qui peut constituer une alternative à des difficultés économiques.
Nos institutions lyriques aujourd’hui sont prises dans des injonctions contradictoires. On a des objectifs financiers ambitieux. On nous demande de maintenir des prix de place assez élevés, de coproduire, de diffuser pour augmenter les ressources propres, trouver des mécènes, etc. Mais on se rend bien compte qu’il y a des enjeux écoresponsables et d’accessibilité qui ne sont pas négligeables. Et comme les activités de ces établissements augmentent, il y a un problème arithmétique évident.
L’éternelle Loi de Baumol.
Oui ! Mais du coup, soit on donne plus d’argent à la culture, soit on accepte une réduction d’activité de chaque établissement et, auquel cas, nous ferions face à un problème parce que se pose la question de la nature du financement. Est-ce qu’on finance les frais de fonctionnement d’un établissement qui aura de moins en moins les moyens et les possibilités de répondre à l’objet pour lequel il est financé, ou est-ce qu’on l’encourage à développer ses ressources propres ? Si on veut avoir une ambition artistique forte, une économie à l’équilibre avec des ressources propres élevées, une politique d’accessibilité, une politique écoresponsable, le tout avec une subvention qui ne bouge pas, à un moment donné il faut admettre que nous sommes dans des injonctions contradictoires. On ne peut pas répondre favorablement et équitablement à tous ces paramètres.
Cette question d’accessibilité est toujours aussi complexe.
Effectivement, et j’ai souhaité qu’elle soit au cœur de mon projet. Je considère qu’on peut avoir une ambition artistique, des projets qui font parler d’eux, et une politique sociale et d’inclusion active. A ce titre, la Maîtrise Populaire dirigée par Sarah Koné est un projet éducatif dont je suis très fier. Les Séances RELAX, que nous avons lancées à destination des personnes en situation de handicap, sont aussi un projet important. Mais comme vous l’avez dit, c’est quelque chose de très compliqué. On peut vite être accusé de démagogie, d’utiliser cette problématique à des fins de communication.
Mais en même temps, il faut sensibiliser le public.
Bien sûr, il faut le faire savoir, sinon cela n’a pas d’intérêt. Mais il y a encore une multitude de questions qui posent problème. Les mesures de sécurité d’abord qui ont un coût, le personnel d’accueil qui doit désormais gérer les spectateurs qui râlent et qui trouvent que ce n’est pas juste de payer une place relativement chère pour être placé à côté d’une personne qui manifestera bruyamment sa joie d’assister à l’opéra. J’ai même entendu un spectateur mentionner qu’il ne fallait pas rendre accessibles les opéras baroques à cette catégorie de public, dont le niveau sonore ne permet pas de masquer des éventuelles émotions gênantes. Vraiment, c’est un sujet très compliqué, il ne faut pas baisser la garde et continuer à être très actif sur ce terrain-là. Mais surtout il faut être bien clair : quoiqu’il arrive, absolument personne ne peut et ne pourra empêcher un individu en situation de handicap de venir assister à une représentation d’opéra, parce que c’est la loi. C’est à nous de trouver des solutions pour favoriser l’inclusion.
Franck Riester, Sophie Cluzel, Olivier Mantei © Stefan Brion
On a l’impression que les directeurs d’opéra sont finalement toujours en recherche. En recherche de nouveaux partenaires, de nouvelles initiatives pour le public, etc. Y a-t-il un moment où vous arrivez à vous dire que le travail est fait et que vous répondez aux attentes et aux demandes de chacun : les artistes, la tutelle, les coproducteurs, le public ?
La culture pour tous est un leurre. Plaire simultanément et universellement c’est forcément faire le choix du consensus, de l’entre-deux, concéder et perdre de son intégrité et de son identité. Je lui préfère la culture pour chacun, l’alternance des enjeux, des objectifs, des publics sans rien perdre de son ambition. C’est aussi une manière de jouer de ses propres contradictions : un même spectacle ne peut satisfaire pleinement les intérêts sociaux, économiques ou environnementaux. D’ailleurs comment être écoresponsable avec une production qui voyage beaucoup ?
D’autant que la tournée est une des clés du modèle économique de l’Opéra Comique.
Oui ! L’Opéra Comique coûte cher en coproduction, en tournée et en pollution. Donc je dirais que la satisfaction globale d’un directeur d’opéra n’existe pas. En revanche, ponctuellement sur chaque sujet, il y a une satisfaction, quand on arrive à retrouver des ressources propres qui nous ont permis de développer un projet artistique ambitieux, quand cette rationalité de la subvention publique par spectateur a décuplé. Dans ce cas-là, oui on est satisfait. Mais on voit bien que lorsque tous ces éléments sont mis ensemble, l’indice de satisfaction a une marge de progression non négligeable.
Quel est selon-vous, le pari de l’opéra du XXIe siècle ?
Vous savez, j’aime bien faire un peu d’histoire. A chaque fois que je me projette dans l’avenir, j’ai un œil sur le passé. Monteverdi disait au Roi « regardez l’univers comme il est flamboyant ». Mozart disait au Roi « oui le monde est beau, mais il n’est pas tel que vous l’imaginez socialement ». Beethoven, et le romantisme, disaient finalement que le monde n’est rien d’autre que le produit de ce qu’il ressent. Le XXe siècle consiste, quant à lui, en un éclatement des mondes qui émanent des nationalistes. Il y a presque un langage par création. L’opéra du XXIe siècle, quant à lui, doit rassembler. L’enjeu est social.
Quand on se penche sur les dernières créations des compositeurs, on remarque en effet que le XXIe siècle constitue un enjeu social important. Ce sont très souvent des sujets pessimistes qui sont abordés.
Absolument. A leur manière ils traitent tous de la fin du monde. Donc l’opéra du XXIe siècle, collégialement, que cela soit pour les artistes, les producteurs, les institutions, se doit d’interroger cette fin du monde. Finalement, pourquoi nous plaçons-nous dans cette perspective ?
Selon vous, faut-il tout sacrifier au métier de directeur d’opéra ?
Sur ce point, j’ai une conviction profonde. Il ne faut absolument rien sacrifier à aucun métier. Sacrifier quoique ce soit, c’est déjà se mettre en situation de mal le faire.
Propos recueillis le 25 novembre 2019, à l’Opéra Comique (Paris)