Le récital d’airs verdiens enregistré par Jonas Kaufmann en 2013 nous avait mis l’eau à la bouche, et de quelle manière ! Il s’achevait en effet sur une interprétation enthousiasmante des deux extraits phares du rôle d’Otello (« Dio mi potevi scagliar » et « Niun mi tema »). Ces deux extraits, écrivait-on alors, laissaient entrevoir la perspective d’une gravure intégrale de l’œuvre susceptible de figurer parmi les meilleures. La parution, il y a deux ans, d’une captation vidéo de la production de Covent Garden, enregistrée en juin 2017, avait confirmé nos espoirs et appelé, de même, des commentaires flatteurs dans ces colonnes.
Voici aujourd’hui cette gravure intégrale que nous appelions de nos vœux, en format CD, qui doit livrer à la lyricosphère l’interprétation de ce « rôle des rôles » du répertoire italien par le ténor le plus en vue du circuit : l’événement est donc de taille, à la hauteur des attentes.
De la production londonienne, on retrouve avec bonheur la direction amoureuse et experte d’Antonio Pappano, cette fois à la tête des forces de l’Académie de Sainte-Cécile. Cette direction merveilleusement fouillée, inventive, bondissante, captive d’un bout à l’autre d’une œuvre dans laquelle, pourtant, on croyait avoir tout entendu. Le chef, attentif aux moindres détails de la partition, parvient ainsi à transcender une phalange orchestrale aux qualités intrinsèques moins fournies que d’autres formations plus prestigieuses. Tout, absolument tout dans cette direction appelle des éloges : le bienveillant soutien aux chanteurs, constant, la progression du discours orchestral digne des plus grands chefs de théâtre (on écoutera, pour s’en convaincre, la construction impeccable du grand concertato qui clôt l’acte III), la gestion très subtile des tempos (un exemple, parmi tant d’autres : dans la scène qui ouvre l’acte IV, la légère accélération sur « Senti, si prior di te morir dovessi » dit mieux que tout autre effet l’angoisse qui saisit Desdémone).
La Desdémone de Federica Lombardi est une heureuse découverte. La jeune soprano italienne (elle a à peine trente ans) commence depuis quelques saisons à se produire sur les grandes scènes du circuit (New-York, Milan, Munich, Berlin) où elle séduit par des qualités évidentes : la voix est ici celle d’une soprano lyrique, chaude, idéalement timbrée, souple, à la conduite instrumentale, et s’épanouit dans un haut médium flatteur (le grave est toutefois par moments plus incertain). Pour sa toute première interprétation du rôle de Desdémone, voilà du beau chant, indéniablement. Poussé dans ses retranchements dramatiques (duo « Dio ti giocondi, o sposo »), le chant reste cependant par trop extérieur et virginal : sans doute faut-il y voir l’effet aseptisant du studio, car pour protester de son innocence, on aimerait que l’épouse outragée se déboutonne un peu plus.
Pour conduire à sa perte cette épouse innocente, Carlos Alvarez campe un Iago convaincant, gentilhomme à la fois robuste et menaçant, aux moyens vocaux conséquents. D’autres Iago se montrent plus insinuants et sournois (voir le récit du rêve), encore plus experts dans la demi-teinte, celui-ci est d’un seul bloc, mais il faut reconnaître que, même monolithique, cela fonctionne, d’autant que l’incarnation sait dans l’ensemble rester sobre (Dieu merci, pas de rire grandguignolesque à la fin du Credo !).
Les seconds rôles appellent des jugements contrastés : le Cassio de Liparit Avetisyan séduit par sa fougue, son timbre avenant et sa ligne soignée, tout comme le Lodovico stylé et bien chantant de Riccardo Fassi, contrairement au Roderigo de Carlo Bosi, trop nasal de timbre.
Il nous faut enfin, last but not least, évoquer le rôle-titre. Arrivé à ce stade de notre propos, que l’on sait attendu, que le lecteur sache, avant de lire ce qui suit, que l’on a tourné sept fois notre plume dans son encrier. L’Otello de Jonas Kaufmann constitue à n’en pas douter l’argument premier de cet enregistrement, sa vitrine et sa locomotive (il n’est qu’à contempler la couverture du CD si jamais le moindre doute devait subsister à ce sujet : aucun détail ne nous échappe de la barbe poivre et sel du ténor, avantageusement photographié sous un trois quart très étudié). Cette incarnation du Maure est d’abord une confirmation : celle que Kaufmann, arrivé à la pleine maturité de sa carrière, ne s’est assurément pas fourvoyé en affrontant le rôle des rôles. Des ténors parmi les plus grands dans le répertoire italien n’ont jamais osé aborder le rôle (Corelli), ou s’y sont fourvoyés (Bergonzi, Pavarotti). Jonas Kaufmann relève le défi. Son interprétation est à coup sûr une des plus captivantes de sa génération. Elle est servie, autre heureuse confirmation, par une absolue probité stylistique : voilà une lecture fouillée, pensée dans ses moindres recoins, sombre et digne. Ce refus scrupuleux de chanter autre chose que ce que Verdi a écrit, notes et nuances, est autrement plus remarquable que bien des prestations dramatiquement primaires et vocalement débraillées. On est ici aux antipodes du cabotinage expressionniste trop longtemps érigé en tradition dans ce rôle. Cet Otello apparaît ici dans sa nudité tragique, rendant pleinement justice au génie de Verdi. La complicité évidente entre le chanteur et le chef est pour beaucoup dans ce succès. Au service de cette interprétation majeure, Kaufmann met un instrument vocal qui conserve de sérieux atouts : un timbre de bronze aux reflets plus mordorés que jamais, une puissance d’émission qui reste spectaculaire, un art du phrasé digne des plus grands, mais aussi des allègements enchanteurs, comme autant de fêlures dans une cuirasse par ailleurs impressionnante. L’« Esultate » est envoyé crânement, et le si naturel sur « uragano » n’est pas esquivé (pas plus que l’ut à la fin du duo « Dio ti giocondi »). Dans le duo d’amour, l’art des demi-teintes est souverain, et le mariage des deux voix porte cette page, amoureusement dirigée par le chef, vers des sommets d’onirisme. La progression implacable d’Otello vers l’effondrement intérieur, sous les insinuations répétées de Iago est magistralement rendue à la fin du II, et « Si pel ciel », dont la ligne est inflexiblement tenue, est un sommet dramatique. « Niun mi tema », déchirant d’intériorité, émaillé de pianissimi déchirants, est un autre sommet dramatique, dont les accents hantent durablement. Depuis Carlo Cossuta (en studio avec Solti, ou, mieux encore, live à Covent Garden avec Muti, Scotto et Bruson), on n’avait pas entendu prestation aussi marquante dans ce rôle.
Certes, par rapport aux extraits de 2013, et même aux représentations londoniennes de 2017, la voix captée ici en juin-juillet 2019, a légèrement perdu de son brillant. Le souffle parfois se fait court, là où, naguère, il semblait inépuisable. Ce n’est pas faire injure à l’immense artiste qu’est Jonas Kaufmann que de constater qu’il a atteint un stade de sa carrière où désormais chaque année compte, où l’usure du temps sur l’instrument se fait désormais plus souvent sentir : le studio pour cela est impitoyable, et Kaufmann, on l’a dit, ne triche pas. « La longue route menant à Otello » (titre de l’article de Thomas Voigt figurant dans le livret) aurait sans doute pu compter avantageusement moins de détours, mais au fond qu’importe : cela permet à Jonas Kaufmann de livrer à la postérité une interprétation murie, décantée, et éprouvée à la scène. Le monologue « Dio ! mi potevi », au III, en est le reflet bouleversant, illustration saisissante de cette déréliction, poignante introspection du héros qui, dans un éclair de lucidité, voit sa raison le quitter. Quel contraste entre le début haché, psalmodié, montrant un homme déjà enfermé dans sa folie, et, subitement, ce legato sublime sur « e rassegnato al volere del ciel », comme une porte qui s’ouvre fugacement sur le bonheur passé ! Du grand art, vraiment, qui situe définitivement Jonas Kaufmann, digne dépositaire du génie verdien, à la hauteur des plus grands titulaires du rôle.