C’est ce qui s’appelle réussir son accroche. Le titre du disque intriguera les mélomanes, car seuls les plus érudits de leurs admirateurs auront entendu parler du concert londonien de 1746 associant Haendel et Gluck. Toutefois, une autre information devrait piquer davantage encore leur curiosité : soprano – et non contre-ténor ou sopraniste. Après tout, Samuel Mariño ne fait que se réapproprier un terme masculin, mais sa légitimité n’est pas seulement lexicale, elle est d’abord vocale. Son chant affiche dans cette tessiture une aisance et une plénitude inouïes chez un homme – si ce n’est chez Bruno de Sà, autre soprano confondant de naturel. Il faut l’entendre pour le croire et pour franchir le pas, il faudra d’abord se départir de l’impression mitigée, sinon parfois franchement pénible laissée au fil des décennies par nombre de « sopranistes » (aigreur et stridences, bas-médium inaudible, soutien défaillant…). L’organe de Samuel Mariño n’a absolument rien à voir et les mots doivent refléter cette différence. Le magazine OpernWelt évite également le terme « sopraniste » pour mieux souligner les qualités de ce qu’il nomme un « soprano naturel ». Ce qui étonne le plus chez l’artiste et désarme, c’est la fraîcheur : celle du timbre, délicatement nacré, mais aussi celle de l’interprétation, frémissante et généreuse. Né en 1993, Samuel Mariño s’est formé aux Conservatoires de Caracas puis de Paris avant que Barbara Bonney ne le prenne sous son aile à Salzbourg. Il a fait ses débuts scéniques au Festival de Halle en 2018 en incarnant Alessandro dans la Berenice de Haendel.
Comment réinventer la formule du premier album ? Ce qui devrait s’avérer une carte de visite et propulser un artiste sous les feux de la rampe se réduit trop souvent à un exercice obligé et frustrant pour le soliste comme pour l’auditeur. Tant de récitals Haendel ou Mozart prennent la poussière sur nos étagères, tant de jeunes chanteurs prétendent rendre hommage aux gloires du passé sans avoir exactement les moyens de leurs ambitions. Aux florilèges de tubes ont succédé de savantes collections d’inédits, rarement inoubliables mais qui n’exposent pas le soliste à de périlleuses comparaisons. En l’occurrence, la référence au concert londonien du 25 mars 1746 qui réunissait Haendel et Gluck a le mérite de l’originalité, même si elle fournit plutôt un alibi qu’un véritable fil d’Ariane au disque de Samuel Mariño. Care pupille ne reconstitue pas mais évoque seulement cette soirée mémorable, dont, en réalité, aucune page n’a été retenue. Le programme se partage entre les trois opéras montés en 1736-1737 par Haendel au cours de sa dernière saison comme entrepreneur (Atalanta, Arminio et Berenice) et des ouvrages de la période italienne de Gluck (Antigono, La Sofonisba, Il Tigrane et La Corona, azione teatrale). Des deux airs enregistrés en première mondiale, « Quel chiara rio » (La Corona) retient davantage l’attention, avec son alternance systématique, mais efficace d’Allegro voltigeurs et d’Adagio contemplatifs, Gluck peinant, en revanche, à renouveler l’intérêt dans un « Tornate sereni » un peu statique (La Sofonisba).
Seul numéro relativement familier, « Care selve » (Atalanta) révèle de ravissants piani, mais trahit également l’exubérance du soprano, friand de trilles et de notes piquées, qui ornemente dès l’exposition et sans attendre la première reprise. « Quella fiamma » (Arminio) autorise une confrontation particulièrement édifiante entre l’émission naturelle et libre de Mariño et celle, typiquement pincée, du sopraniste Vince Yi dans l’intégrale emmenée par George Petrou. Les pièces choisies flattent surtout sa vocalité et, en cela, le disque remplit parfaitement son office, Michael Hofstetter prodiguant à la tête du Händelfestspielorchester Halle un accompagnement alerte et stylé. Bien que la virtuosité prédomine et que les coloratures permettent d’apprécier la brillance de l’aigu et du suraigu, la flexibilité et la longueur de l’instrument qui embrasse sans problème le vaste ambitus de Giziello (Gioacchino Conti, seul castrat pour lequel Haendel écrivit un contre-ut), la personnalité de Samuel Mariño séduit peut-être davantage encore dans le pathétique suave et le canto di maniera. Dans la splendide aria de Demetrio « Già che morir » (Antigono), les textures subtilisées de l’orchestre tissent une atmosphère de rêve éveillé au sein de laquelle s’éploie l’art de l’estompe du jeune soprano. C’est à cette même Antigono que nous devons le seul vrai surgissement du théâtre avec la grande scène de Berenice, palpitante de vie : dès les premières notes, nous tendons l’oreille pour ne rien perdre d’un accompagnato très investi qui laisse entrevoir les ressources dramatiques de l’artiste. Certes, le matériau paraît a priori léger et les couleurs limitées, mais les intentions frappent par leur justesse. Nous avons hâte de découvrir plus avant l’interprète, mais également d’entendre comment la voix sonne et passe la rampe en live.