La rencontre entre Gesualdo et Graindelavoix ne pouvait être que prometteuse. L’ensemble vocal belge connu pour ses habitudes à bousculer gentiment les codes de l’interprétation s’attaque dans son dernier enregistrement à un compositeur qui compte encore aujourd’hui comme l’un des plus innovants de sa génération.
Les Tenebrae Responsoria (Répons des ténèbres, donc) reprennent une thématique chère à Gesualdo, celle de la pénitence. Il pourrait être plaisant de tirer des parallèles entre le langage harmonique assez novateur pour de jeunes oreilles et la biographie sensationnelle du compositeur. La comparaison a cependant des limites, car comme nous le rappelait Paul Agnew, Gesualdo était loin d’être le premier ni le seul à jongler avec les trois genera grecs remis au goût du jour par Nicolas Vicentino. C’est plutôt dans le choix de texte que se décèle la personnalité du compositeur : le rachat des péchés et la pénitence sont ses marottes, et il n’est pas étonnant que le prince de Venosa se soit consacré aux Tenebrae.
Le texte plus austère, moins épigrammatique que dans les madrigaux, implique souvent une certaine sobriété dans l’écriture. Si la correspondance entre la parole et la musique n’est jamais absente (« Tristis est anima mea », « Tenebrae factae sunt »), l’écriture est volontairement moins souple que dans de nombreuses pages profanes du compositeur. Mais Gesualdo sait toujours réserver de véritables moments dramatiques à son auditeur : dès qu’il est question de mort ou de ténèbres (et dans une telle liturgie, elles ne sont jamais loin), la musique se drape de chromatismes tortueux et de surprenantes modulations. Fort d’un travail infaillible sur l’intonation d’une musique aussi changeante, l’ensemble mené par Björn Schmelzer défend les curiosités harmoniques de « Omnes amici mei » ou de« O vos omnes » avec brio.
Enregistrer ces Répons n’est pas une tâche facile : avec près de trois heures de musique, ils ne se prêtent pas nécessairement à une écoute à domicile, confortablement installé dans son canapé. Conscient de cet écueil, l’ensemble a donc pris le taureau par les cornes, en enregistrant non seulement l’intégralité des Répons, mais aussi les lectures en plainchant qui les accompagnent traditionnellement. Il n’est donc plus question d’un enregistrement, mais davantage d’une célébration enregistrée.
Ces interludes permettent de mieux savourer la variété de styles pratiqués au sein de l’ensemble : alors que certains solistes interprètent le texte de façon droite et pure, d’autres se plaisent à orner richement chaque incise musicale.
Bien que gommée par la partition, cette disparité se retrouve dans les numéros véritablement composés par Gesualdo. Cette approche délibérément hétérogène en irritera peut-être quelques uns, mais elle permet aussi à l’ensemble d’éclairer différemment les (nombreuses) reprises de certains répons. Les amateurs de voix plus lissées s’inquiéteront éventuellement de quelques sons très ouverts, ou d’attaques par en-dessous, mais il est tout de même salutaire de disposer d’un panel de voix aussi diverses pour une œuvre de près de trois heures. Plus qu’un ensemble vocal, il s’agit en réalité d’une réunion d’influences musicales diverses, qui donne tout son sens à la formule de Roland Barthes : « Le grain, c’est le corps dans la voix qui chante, dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute. »