Vous n’avez sans doute jamais entendu parler de cet opéra et pourtant il y a de fortes chances pour qu’il vous soit familier. D’abord, vous connaissez probablement l’histoire qu’il raconte, puisque le Tamerlano de Haendel (1724) repose, pour l’essentiel, sur la même trame, élaborée par le poète vénitien Agostino Piovene. De plus, vous pourriez aussi avoir l’impression, voire la certitude de reconnaître certaines pages… et pour cause. Non seulement Vivaldi s’y montre le champion du recyclage, depuis la sinfonia d’ouverture jusqu’au chœur final, mais son Tamerlano procède également du pasticcio et intègre une dizaine de numéros composés par les meilleurs représentants de l’opéra napolitain : Hasse, Giacomelli, Broschi et Porpora, tous destinés au camp du féroce Tatar (Tamerlano, Andronico et Irene), quand Bajazet et Asteria ne chantent que la musique du Vénitien. Enfin, les souvenirs vont peut-être affleurer : ici les accents fiévreux d’Ildebrando D’Arcangelo (« Dov’è la figlia »), là le grain fuligineux et les flèches acérées de Marijana Mijanovic (« Svena, uccidi, abbatti, atterra »), qui se superposent aux solistes du jour et de retrouver sur un rayonnage de votre bibliothèque le Bajazet paru chez Virgin Classics il y a une quinzaine d’années ! Ottavio Dantone a retenu le titre imprimé dans le livret (Il Tamerlano) quand Fabio Biondi lui préférait celui de la partition autographe. Un choix autrement pertinent, car Bajazet est, avec sa fille, le protagoniste majeur de cette tragédie déjà portée à la scène en 1711 par Francesco Gasparini.
Cette seconde intégrale du Tamerlano de Vivaldi se base sur une édition critique établie par Bernardo Ticci en 2019. Pour leur enregistrement, réalisé en première mondiale, Biondi et son équipe n’avaient reconstitué que trois des cinq airs absents de la partition, en piochant dans des ouvrages de la même période créatrice et surtout de la même veine stylistique (Atenaide, Rosmira fedele et Semiramide). Ticci ne s’embarrasse pas de tels scrupules, au contraire : il joue à fond la carte de l’éclectisme. Ainsi, outre l’Atenaide, dont il prélève aussi un extrait, il fait son marché dans les plus anciens Candace, Orlando furioso et Arsilda, opérant également un détour par la Nitocri de Giacomelli. Frédéric Delaméa voit dans le choc esthétique des styles qui caractérise Tamerlano une parabole de la résistance que Vivaldi, tout en lui cédant du terrain, tente d’opposer à l’hégémonie napolitaine. Mais le récitatif et la dramaturgie n’ont plus aucun secret pour ce digne héritier de la tradition vénitienne. Le vieux maître n’a pas perdu la main et il réussit à transcender ces disparités pour bander l’arc tragique autour de Bajazet et d’Asteria, exacerber leurs affects comme leurs dilemmes et faire advenir le théâtre.
En 2003, la direction de Biondi manquait parfois de nerf et de vision, mais l’investissement des chanteurs (D’Arcangelo, Genaux, Garanca, Mijanovic) y suppléait largement – exception faite de David Daniels (Tamerlano) – et cette première intégrale soulevait notre enthousiasme. En revanche, avec Dantone, la sauce Vivaldi ne prend guère, Tamerlano connaît des baisses de régime et peine à avancer. L’urgence ne surgit que fugacement (quatuor final du II, accompagnato et ultime aria d’Asteria) et même le chant nous laisse parfois un goût d’inachevé – une frustration dont le chef, nous y reviendrons, est en partie responsable. En réalité, seul l’infâme Tamerlano tire son épingle du jeu dans cette lecture qui émousse les tensions, cet antihéros triomphant sans coup férir du fier Ottoman et de sa non moins farouche progéniture.
Le succès des Tamerlano de Gasparini et de Haendel devait beaucoup à l’incarnation de l’illustre ténor Francesco Borosini en Bajazet. Vivaldi n’ayant jamais prisé les castrats, nul ne s’étonnera qu’il suive leur exemple et se tourne vers une voix naturelle, en l’occurrence celle du jeune baryténor Marc’Antonio Mareschi. De nos jours, aucun ténor ne se frotte à Bajazet – Topi Lehtipuu a (mollement) jeté son dévolu sur un air alternatif pour son récital dédié aux ténors vivaldiens (Naïve) – et celui-ci échoit à un baryton (Christian Senn ou, plus récemment, Florian Sempey), voire à un baryton-basse. Nous l’avons évoqué, c’est à Ildebrando D’Arcangelo que nous devons la découverte de cette partie à la fois grandiose et frémissante d’humanité dont il a exploré la richesse avec une remarquable acuité dramatique. Exit la noblesse, le désarroi du sultan, défait et humilié par un adversaire goguenard. Le Bajazet opulent et sonore mais à l’emporte-pièce de Bruno Taddia n’est que fureur et si l’émission s’adoucit brièvement au III, on ne croit pas une seconde à l’effroi qui le saisit, ni à sa vulnérabilité. Ce Figaro de haut vol reste, ici, à la surface du texte et en escamote les nuances, tandis que sa vocalisation heurtée finit par nous donner le mal de mer (« Veder parmi or che nel fondo »).
Taillée sur mesure pour Anna Girò, sa célèbre muse – nous laisserons les échotiers extrapoler sur la nature de leur relation –, Asteria inspire à Vivaldi une figure tourmentée mais pugnace, qui s’épanouit dans ce « chant d’agitation » où excellait sa protégée. La princesse turque nous vaut de grands moments de théâtre dont Delphine Galou s’empare avec l’intelligence qu’on lui connaît. L’autorité du verbe fait toute la différence et la fille apparaît bien plus crédible que son père lorsqu’elle tient tête à leur ennemi. Delphine Galou nous séduit également dans l’exquis « Amare un alma ingrata » ; par contre, si les micros recueillent fidèlement chaque inflexion et restituent des graves à peine audibles en concert, ils ne peuvent créer l’illusion d’une ampleur et d’un mordant qui lui ont toujours fait défaut (« Nel profondo cieco mondo » importé d’Orlando furioso). Grâce à l’alto dense et sombre, à l’émission appuyée, incisive et au fort tempérament de Filippo Mineccia, Tamerlano revêt ce que lui dérobait le contre-ténor par trop moelleux et élégant de David Daniels : la puissance, l’âpreté même et un relief impressionnant qui culminent dans une formidable explosion de bravoure (« Barbaro traditor »). Ce numéro particulièrement jouissif est tiré du Merope de Riccardo Broschi et fut conçu, comme tous les airs de l’empereur Tatar, pour la reine des contraltos, Vittoria Tesi.
Les créateurs d’Andronico, prince grec ayant prêté allégeance à Tamerlano, et d’Irene, princesse de Trébizonde promise à ce dernier, devaient se mesurer à Farinelli en reprenant des pages dont il avait assuré le succès et qui sont parfois redevenues des tubes au XXe siècle. Aujourd’hui, Marina De Liso (Andronico) et Sophie Rennert (Irene) s’exposent ainsi à la comparaison, inévitable, avec des pointures telles que Cecilia Bartoli ou Vivica Genaux – un sacré défi, faut-il le préciser. Mais les choses se corsent : Ottavio Dantone a décidé de s’en mêler – une fausse bonne idée. Le chef de l’Accademia Bizantina signe lui-même les variations qui s’avèrent très inégales – ne parlons pas des cadences, inexistantes – au point d’empêcher parfois les artistes de se distinguer et de priver l’aria da capo de son sel comme de sa raison d’être. En dépit d’une vélocité modérée et de l’un ou l’autre saut de registres moins assuré, Sophie Rennert affiche un bel aplomb dans « Qual guerriero il campo armato » (Broschi), mais la reprise tourne court et le soufflé s’effondre. Il était pourtant possible, sans forcément chercher à surpasser la virtuosité d’une Genaux, de déployer un minimum d’imagination, de prendre quelques risques. Rien à redire, par contre, du « Sposa son disprezzata » (Giacomelli) plutôt dépouillé, mais habité et touchant qu’offre l’artiste autrichienne. Illuminé par son mezzo de miel, « Son tortorella » devient aussi une merveille de légèreté et de sophistication.
Bien que l’ornementation d’Ottavio Dantone laisse à nouveau à désirer dans « Non ho nel sen costanza » (Giacomelli), Marina De Liso prend sa revanche dans un Hasse plein de panache qui nous rappelle, au passage, que l’Italienne est, elle aussi, mezzo et non soprano, comme le renseigne l’éditeur (« Spesso tra vaghe rose ») – elle a d’ailleurs déjà chanté Asteria. En outre, cette baroqueuse chevronnée rivalise de sensibilité en Andronico, affinant le portrait de l’amant écartelé entre sa belle et son redoutable allié. Emblématique de cette production déroutante, la prestation d’Arianna Venditelli (Idaspe) nous ravit d’abord puis nous laisse perplexe. « Nasce rosa lusinghiera », délicieux pastel tiré de Giustino, s’ouvre, précisément, comme une fleur sur une messa di voce bien conduite avant de nous révéler un soprano au métal brillant et aux jolies notes piquées, mais également quelques duretés dans l’aigu. Or voici que la reprise s’achève déjà, sans embellissement et réduite à la portion congrue. Si les traits n’ont pas toute la netteté ni l’énergie voulues dans l’acrobatique « Anch’il mar par che sommerga », exhumé et popularisé par Cecilia Bartoli dès son premier album Vivaldi, le développement du Da Capo est surtout prématurément interrompu et nous sommes, derechef, privé de dessert…