Dans sa biographie de Reynaldo Hahn, aujourd’hui datée tant le regard sur le « compositeur de la Belle Epoque » a évolué depuis la publication du livre en 1976, Bernard Gavoty avertit son lecteur : « En relisant L’Ile du rêve, n’ayons garde d’oublier ce qu’un premier ouvrage doit à un premier amour » Ce premier amour n’est pas Marcel Proust, rencontré en mai 1894 chez Madeleine Lemaire (un des modèles de Madame Verdurin), mais Cléo de Mérode. « Tout le rôle de Mahénu a été rédigé d’une manière si frappante d’après la voix et les mouvements d’alors de Cléo, que c’est vraiment curieux comme transposition musicale d’un être vivant » écrivait Reynaldo Hahn. Proust intervient trois ans plus tard, alors que le musicien achève l’orchestration de cette « idylle polynésienne » en trois actes d’après Pierre Loti.
On n’en finirait pas d’explorer la genèse d’une œuvre que cette rencontre amoureuse rattache davantage à l’histoire de la littérature qu’à celle de la musique. Le livre-CD proposé par le Palazetto Bru Zane à la suite de l’enregistrement réalisé à Munich en janvier 2020 s’attarde en préambule sur ce contexte sentimental et artistique. Philippe Blay – un des meilleurs spécialistes de Hahn, dont on attend avec impatience la biographie promise depuis un certain temps – a traité du sujet à l’occasion d’une thèse (partiellement reprise dans un ouvrage collectif publié en 2018 : Marcel Proust et Reynaldo Hahn, une création à quatre mains). Les extraits des lettres de Reynaldo Hahn au pianiste Edouard Risler, reproduites ici en français et en anglais, proviennent de cette thèse. Auparavant, Vincent Giroud relate les événements dans leur ordre chronologique, du roman de Loti que Georges Hartmann, un des librettistes, accepte de confier à un jeune compositeur de 17 ans, sur recommandation de Massenet, jusqu’à l’accueil peu encourageant de la critique et du public. Créé le 23 mars 1898 sur la scène de l’Opéra-Comique, L’Île du rêve ne dépassera pas le cap des neuf représentations. Un entretien avec Hahn paru dans La Presse le 24 mars 1989 et la critique du Menestrel le 27 mars 1898 complètent une documentation illustrée par quelques photos.
Les contradicteurs de Sainte-Beuve, dont Proust faisait partie, préfèreront à cette approche biographique des considérations plus musicales. Au jeu des influences, on ne peut écarter Madame Butterfly suggérée par les sources du livret, sans pour autant suspecter Reynaldo Hahn de plagiat. Son premier opéra est antérieur de six ans au chef d’œuvre de Puccini. Il n’empêche que certaines similitudes sautent aux oreilles – Le duo final du premier acte évidemment, « Restons encor, les paupières mi-closes », dont les épanchements amoureux se chantent à « gorge déployée », pour reprendre l’expression de Poulenc. Outre Massenet – le maître –, c’est aussi Delibes qu’évoquent ces chœurs de vierges tahitiennes en arrière-plan et ce balancement musical qualifié par Gavoty d’agréable mais un peu pâlichon. Le sens de la prosodie, la facilité mélodique, une aisance indéniable pour broder des motifs charmants et les insérer avec joliesse dans le tissu orchestral demeurent des qualités caractéristiques de la musique de Hahn, que ce premier enregistrement intégral de L’Île du Rêve sait rendre évidentes.
Seul reproche : avoir confié des personnages différents aux mêmes interprètes ne facilite pas, en l’absence d’artifices scéniques, la compréhension des enjeux dramatiques de l’opéra. Thomas Dolié prête phrasé et diction à Taïrapa, Henri et un officier. Outre un deuxième officier, Artavazd Sargsyan interprète Tsen-Lee, le marchand chinois, avec la confusion que peut induire pour un rôle de caractère un excès d’élégance dans le timbre comme dans le ton. Un autre chanteur que Cyrille Dubois en prendrait ombrage mais le ténor normand ne craint aucun rival dans une partition qui semble taillée à l’exacte mesure de son format vocal. Non qu’elle le soit plus qu’une autre mais – son récent Fortunio le prouve – le style de cette musique assise entre deux siècles convient à un chant aux inflexions tendres, sanglé dans une émission haute et distinguée. Combien apparaît proche de son modèle – Loti – ce jeune lieutenant délicat, rêveur et fougueux ! A la charmante Mahénu d’Hélène Guilmette, elle aussi en terrain connu dans un ouvrage plus proche de Lakmé que de L’Africaine, répond le soprano brûlant de Ludivine Gombert qui fait de la scène de Téria un des moments les plus intenses de l’enregistrement.
Hervé Niquet, que l’on n’attendait pas forcément dans ce répertoire – à tort –ne cherche pas à assombrir une orchestration aux teintes pastel, ni à brusquer le discours instrumental afin de conjurer l’asthénie du livret. La première faiblesse de L’Île du rêve est effectivement une matière dramatique en mal de consistance. Là où Luigi Illica et de Giuseppe Giacosa, les librettistes de Madama Butterfly, ont réussi à attiser une histoire somme toute sordide de tourisme sexuel, Georges Hartmann et André Alexandre (auxquels on doit sur le même sujet le livret de Madame Chrysanthème d’André Messager) peinent à étirer sur trois actes un fil narratif ténu – la durée de l’ouvrage atteint tout juste les soixante minutes. Qu’importe ! Le Chœur du Concert Spirituel, présent à plusieurs reprises, laisse éprouver « cette senteur d’un pays parfumé, où tout s’alanguit, la joie comme la douleur ». Une citation de Proust ? Non, d’Edouard Risler qui avouait que son cœur « qui a si souvent battu pour Wagner et Beethoven a battu aussi pour L’Île du Rêve ».
Quant à Proust, il épargnera à Reynaldo Hahn l’enfer de La Recherche mais glissera dans Le Temps retrouvé une allusion* à cette Île du Rêve dont il avait accompagné les derniers balbutiements.
* […] chez Mme Verdurin Cottard assistait maintenant aux réceptions dans un uniforme de colonel de L’Île du rêve, assez semblable à celui d’un amiral haïtien […]