Alexandre Jamar a rencontré le baryton autrichien à l’occasion de la sortie de cet enregistrement. Vanitas … vanitatum, omnia vanitas ? Il est tout sauf vain, soyons-en convaincus. Avec humilité, Georg Nigl élargit notre horizon pour ne pas perdre « l’espoir du renouveau et d’un savoir qui ne soit pas soumis au temps ». Le titre est relatif aux mélodies du Songe mêlé [Vermischter Traum] de Wolfgang Rihm, dont le chanteur nous narre la gestation : trois des poèmes de Gryphus (milieu du XVIIe S) adressés par lui au compositeur, confronté à une grave maladie, ont été mis en musique par ce dernier, et sont ici donnés pour la première fois. Douloureuse et apaisée méditation sur la vie et sa brièveté, sorte de rondo marqué par le retour de « Mein sind die Jahre … » [Les ans ne sont pas miens que le temps m’a repris], l’œuvre est forte, au langage musical contemporain, que nous connaissions déjà à travers l’opéra que chanta il y a peu Georg Nigl, Jakob Lenz. Douze Lieder de Schubert et An die ferne Geliebte, de Beethoven, encadrent cette émouvante découverte. Schubertien, n’en doutons pas : on se souvient encore avec émotion d’un bouleversant Winterreise donné en 2014 avec Andreas Steier.
Dès l’introduction enjouée de Im Freien (D. 880) l’attention est captivée. Le pianoforte, choisi à dessein pour Schubert et Beethoven, restitue à leurs œuvres leurs couleurs originelles, avec l’éclat et la fraîcheur d’un tableau sortant de restauration. D’autre part, comme l’explique le chanteur, la moindre puissance d’émission de l’instrument rétablit un équilibre idéal entre les deux partenaires, permettant à la voix d’utiliser la palette dynamique la plus large.
Georg Nigl prend son temps, en authentique conteur. Il peut ainsi ménager à loisir les progressions comme les contrastes, ainsi dans Der Winterabend (deux minutes de plus que Dietrich Fischer-Dieskau ou Elly Ameling). C’est également flagrant dès le début de An die ferne Geliebte. La voix sait se faire caressante comme véhémente, dépourvue d’afféterie, d’une touchante simplicité, l’émission, lumineuse, est égale dans tous les registres, d’un large ambitus. Le naturel, la fraîcheur – certainement fruits d’un travail constant – associés à un sens du phrasé partagé également par le chanteur et Olga Pashchenko sont tels que, bien que familier de ces œuvres, nous les écoutons avec une oreille neuve. Tout séduit, tout transporte et émeut, de Im Freien, déjà cité, au deuxième Wandrers Nachtlied, méditation qui rejoint le message de Wolfgang Rihm. Tout nous comble : le rare Die Sommernacht (D.289), Fischerweise, die Forelle, enjoué, au caractère insouciant, vif et dansant, Das Zügenglöcklein, dont les strophes renouvelées sont autant de joies, le bonheur simple de Die Sterne (D.939), sans oublier le miraculeux An die Musik. Jamais je ne crois avoir écouté une interprétation de An die ferne Geliebte aussi juste, retenue, intense comme fébrile. Rien que pour ces Lieder, il faut écouter ces magiciens.
Avec Wolfgang Rihm, on saute deux siècles. Son écriture lyrique a fait l’objet d’une étude de Viviane Waschbüsch dans l’Avant-Scène Opéra consacré à Jakob Lenz, que l’on relira avec profit. Si le langage vocal s’inscrit dans l’héritage, malgré son écriture contemporaine (la Nouvelle simplicité), c’est l’instrument qui accuse surtout la différence : un Steinway a remplacé le Conrad Graf. L’émotion serait là, même si le sens du texte nous était inconnu. Le jeu subtil qu’illustrent les interprètes retient l’attention et génère une sensation indicible.
La riche plaquette, trilingue, offre à l’auditeur tout ce qu’il peut en attendre. En 65 pages, le programme, les intentions des interprètes, les textes, tout est là. Soulignons également la rare générosité du programme : plus de 82 minutes, que l’on ne voit pas passer…
Un enregistrement abouti, exceptionnel, servi par des interprètes également inspirés.