Il est des opéras dont la notoriété reste pendant des siècles cantonnée aux ouvrages spécialisés : La Dori est de ceux-là. C’est dire la pertinence de cette parution, qui plus est dans une réalisation très satisfaisante.
Le Festival de musique ancienne d’Innsbruck a été bien inspiré de remettre le titre à l’affiche en 2019, car c’est dans cette ville que le chanteur et compositeur Antonio Cesti a créé La Dori, overo Lo Schiavo reggio en 1657, après y avoir donné L’Argia et L’Orontea, déjà ressuscitées. CPO a pris l’heureuse initiative de publier l’écho de ces représentations, qui bénéficient ainsi d’une vie appréciable.
La Dori est tout simplement un tube du XVIIe siècle, et l’un des opéras les plus joués du seicento avec le Giasone de Cavalli. Ce succès semble pleinement justifié à l’écoute. Le livret de pure fantaisie signé Giovanni Filippo Apolloni s’inscrit dans le goût des années 1650, dans le sillage d’un Giovanni Faustini. Foin des antiquités des premiers opéras de Monteverdi, Cavalli et Sacrati : La Dori narre les retrouvailles compliquées de deux couples dans un orient de pacotille entre Memphis, Nicée, la Perse et Babylone. L’argument est d’une grande complexité, même pour les standards de l’époque ! Les péripéties qui précèdent l’opéra cumulent origines cachées, morts supposées, enlèvements par des pirates et des bandits, et de multiples déguisements ; quand débute le drame, tous les protagonistes se retrouvent sur les rives de l’Euphrate où Dori se fait passer pour l’esclave Alì au service de la princesse Arsinoe. Apolloni se régale à juxtaposer les atmosphères contrastées, mais fait monter progressivement l’enjeu dramatique pour culminer à une tentative de suicide. Entre-temps, il égrène diverses scènes obligées (séduction pimentée par les travestissements, sommeils, spectre, quiproquos…) ponctuées par les bouffonneries de la nourrice Dirce, de l’eunuque Bagoa et du valet Golo. Tous apprendront in fine qu’Alì est Dori, laquelle, découvrant en outre qu’elle est fille du roi de Nicée, pourra alors s’unir au prince perse Oronte. Arsinoe donnera sa main à sa suivante… qui était en fait le prince égyptien Tolomeo, ainsi travesti pour être aux côtés de son aimée. Vous suivez ?
La version proposée a été abrégée. Le prologue a disparu, tout comme la plupart des reprises des couplets, ramenant La Dori à deux heures quarante sans léser aucun personnage ni priver de l’essentiel. Cette réalisation équilibrée est formidablement animée par Ottavio Dantone, qui dirige avec goût et sensibilité une Accademia Bizantina richement colorée. Le chef italien choisit d’exalter les qualités de l’œuvre : là où Cavalli excelle dans ses lamentos déchirants, Cesti chatoie, charme et séduit plus immédiatement par sa vivacité et la sève mélodique de ses airs, au point qu’on a parfois l’impression d’entendre un opéra des années 1700 ! Il suffit d’écouter l’irrésistible « Se perfido amore », déjà retenu en 1987 par René Jacobs lors d’un florilège Cesti donné à Innsbruck. Avec un continuo léger mais efficace dans les récitatifs, le drame file à belle allure porté par la magie de la scène, avec pour corollaire une prise de son parfois défavorable aux voix.
La distribution a été soignée, et les couples principaux sont excellents : l’alto Francesca Ascioti et le contre-ténor Rupert Enticknap ont l’assise requise dans le grave tandis qu’Emöke Baráth et Francesca Lombardi Mazzuli déploient de beaux sopranos fruités. Tou·te·s font preuve d’une belle palette expressive et campent des personnages convaincants. Louange aussi pour le bien nommé Allegrezza : on ne perd pas un mot de sa Dirce, et le ténor ne sent pas obligé de mal chanter pour donner vie à la vecchia lussuriosa. Le reste de la distribution se situe un cran en dessous sans démériter ni déparer cette réjouissante et nécessaire résurrection, indispensable à quiconque s’intéresse à l’opéra de cette époque – ou à l’opéra tout court.
Pour en savoir un peu plus sur La Dori, voir cet article de quellusignolo.fr.