Au milieu des horreurs de la guerre de Trente Ans, Königsberg (aujourd’hui Kaliningrad) fut pour beaucoup un refuge. Dans les années 1630, le compositeur, organiste et poète Heinrich Albert (1604-1651) investit un ancien terrain d’entraînement militaire pour y construire une cabane entourée d’un jardin où il cultive des courges : joli symbole de l’éternelle résilience du vivant et de la création dans un contexte marqué par la violence. Albert aime à s’entourer d’amis, qui gravent parfois leur nom sur les cucurbitacées et font du jardin un centre artistique notable dont la finitude des choses est un thème majeur. La ville reprend le terrain à Albert en 1641 : rien ne dure.
En réunissant diverses pages de compositeurs du Nord-Est de l’Allemagne, Romina Lischka et Dorothee Mields ont voulu restituer l’atmosphère émotionnelle d’une époque. Elles convoquent bien sûr les chansons d’Albert (où la citrouille elle-même rappelle à l’humanité son caractère éphémère) ainsi que des compositions plus « savantes » de Schütz (cousin d’Albert) ou Schein, ponctuées par des pièces instrumentales. Remarquablement cohérent et présenté par Annika Loges, le programme ménage divers moments : la guerre et ses violences, l’aspiration à la paix, la fragilité du répit, les tristes conséquences du conflit… Le piétisme, qui encourage chacun et chacune à trouver sa propre inspiration spirituelle, imprègnent des pièces d’une grande humanité. Dans ce constat de la vanité du monde, point d’austère désillusion, mais une belle humilité que traverse un souriant carpe diem. Bien en phase avec le monde de 2021, les chansons proclament le besoin de célébrer la vie, de danser, d’aimer ; on s’épouse, on soupire pour l’être aimé dans la mélancolie nocturne (superbe « Jetzund kömmt die Nacht herbey » de Nauwach) ; on se rappelle que la mort est partout ; on exprime l’éternelle incompréhension face à la disparition d’un enfant (Ruh-Begräbniss der kleinen Kinderlein de Schein). Le choix de confier des pages chorales à la seule soprano est aussi très bien défendu : le remplacement des autres voix par des instruments (cornet, concert de violes) est une pratique attestée, surtout en temps de guerre lorsque les ressources et les hommes se font rares. Certes, cela n’a pas l’effet de la polyphonie vocale, mais l’approche permet à ces compositions de coexister avec les chansons dans un même ton intime et piétiste : magnifiques, « Unser Leben ist ein Schatten » de Johann Bach (aïeul de…) ou encore « Lehre uns bedenken » de Schein, qui clôt le disque.
C’est donc seule que Dorothee Mields doit donner vie à l’ensemble. Bien injustement, l’Allemande n’a pas la notoriété d’autres stars du baroque, mais elle enregistre à tour de bras des disques d’une grande qualité, avec un penchant pour les compositeurs baroques allemands, de la dynastie Bach à Haendel en passant par Schütz, Stölzel, Erlebach ou encore Graupner. Déjà trois parutions en 2021, dont un récital Telemann ! On la retrouve ici encore parfaitement maîtresse de son art : éloquente et naturelle, humble et raffinée, tantôt souriante, tantôt désemparée… Ces pages généralement très brèves, qui se terminent souvent dans une forme d’irrésolution, sont ainsi irriguées d’une lumineuse humanité. Le Hathor Consort est à l’avenant : on a entendu battaglia plus pétaradante, des plaintes plus sombres, mais les artistes ont manifestement voulu cultiver la fluidité, passant d’un affect à l’autre sans s’y accrocher. Car tout passe, comme la citrouille…