Dès mon premier dimanche de sortie, lycéen de 16 ans enfin à Paris, je découvrais le théâtre, enfin ! Pour les acteurs d’abord : c’est eux qu’on regarde, eux qu’on entend, qu’on applaudit. C’était chez Gaston Baty, on jouait de l’O’Neill, il y avait Valentine Tessier, Marguerite Jamois, Cuny, je commençais bien. Tout le trimestre j’ai continué, un peu au hasard, Comédie Française souvent, Boulevard rarement. En décembre seulement de cette année 1946 j’ai fait le long chemin de Louis le Grand jusqu’à l’Atelier, théâtre hors de la zone des théâtres, théâtre à part : une petite place comme en exterritorialité à Paris, et cet éloignement, cette distance dans un Montmartre plutôt fait pour une liesse populaire, le dimanche après-midi surtout. On jouait Anouilh. Pour une fois je venais pour l’auteur, je savais mon Antigone par cœur, c’est la dernière pièce de lui qu’on allait créer, Roméo et Jeannette, sûrement encore une fois démarquage d’un classique, et novateur, saisissant. Je venais aussi pour les acteurs, il n’y a pas de honte : Casarès, Michel Bouquet, Jean Vilar. Ce que j’ai trouvé, ce que j’ai vécu cet après-midi là, ne ressemblait pas entièrement à ce qui presque partout ailleurs, dans ma très jeune expérience, s’appelait théâtre. Les individus étaient merveilleux certes, et même magiques; mais en équipe. Ils y avaient, comment dire, un air de famille, comme s’ils appartenaient au même monde, mental, ou spirituel, ou simplement sérieux. Eux n’étaient pas là en se jouant, ni pour rire. Le ton aussi était à part : amer et vrai, en rien littéraire (et surtout pas existentialiste : l’horreur alors à la mode). C’était celui de la vie qui, dit de cette façon vraie, anoblit la vie. La seule solide magie du théâtre c’est celle-là peut-être : cette transfiguration sérieuse. J’ai regravi le plus souvent que j’ai pu la pente de Montmartre, et chaque fois ç’a été pareil. C’était comme si un génie propre à cette maison produisait cet esprit. Dans aucun théâtre on n’en retrouvait un pareil, cette sévérité, à la fois monacale un peu, artisanale aussi, au grand jamais prêcheuse, confessionnelle comme trop souvent au théâtre. Oh certes d’autres scènes , toutes petites, elles aussi prétendaient à ce ton : mais les pièces n’y passaient pas la rampe, ne tenaient pas. Ici, à l’Atelier, il n’y avait que des succès publics ; donc c’était populaire, au fond ; et pourtant c’était, comment dire, supérieur. L’an d’après, du même Anouilh, j’ai vu l’Invitation au château mettre son amertume dans le doux, son sérieux (son tragique) dans l’apparemment léger. En 1949 dans le terrible Pain dur de Claudel, des acteurs aussi individuels et en principe disparates, inattendus ici, que Jany Holt et Germaine Montero, Servais, Pierre Renoir imposaient une extraordinaire unité de ton (et des tons aussi, sans coloris, jusqu’au noir). Et puis Vilar est revenu, comédien seulement, dans Henri IV de Pirandello, créant autour de lui cette dimension esthétique où, dans la profondeur, opiniâtrement, contre toute mode, l’éthique se sent. En 1951 Colombe a accompli jusqu’au bout, jusqu’au pur et déchirant, l’ironie, la tendresse, la noirceur qu’il y a dans Anouilh (et c’était Danièle Delorme).
Derrière tout cela il y avait une même main invisible, affirmative, constante, celle d’un André Barsacq ne faisant pas parler de lui, étranger à toute gloriole. Sa main et son esprit. L’Atelier de Dullin portait bien son nom, gardait bien son âme. Et il le fallait. Car alors Dullin mourut, puis Jouvet. L’aventure de Vilar allait commencer, à Paris même. Et Barsacq continuait. Mais pour moi étaient finis les temps bénis de l’adolescence qui ouvre les yeux, les oreilles, et s’instruit, ces temps d’atelier, -car le théâtre est atelier pour le spectateur aussi, quand délibérément on lui enseigne (c’est mieux qu’une pédagogie : un enseignement) qu’il va être bon d’écouter bien, de faire attention.
André Tubeuf