L’opéra nous a trompés sur Eros, gravement, et ce depuis le début, depuis Monteverdi. Dès le prologue allégorique de l’Incoronazione di Poppea il intervient, ostensible deus ex machina d’une intrigue qui n’honore guère le mariage, la pureté des mœurs, la chasteté, ni la simple décence. C’est son nom italien que le livret lui donne, Amore. Volontiers incarné en scène par un Tölzer Knabe, pour le distinguer de Fortuna et Virtù, autres personnages allégoriques du Prologue, il est pareil à ces Putti qu’on voit sur tant de peintures du même temps : des angelots, mais pas forcément bénéfiques, et surtout pas gardiens. Des tentateurs plutôt, de sexe évidemment masculin, et trop enfants pour que leur propre sexe soit déjà pour eux-mêmes objets de plaisir ou même de préoccupation : mais inlassables entremetteurs dans l’art de tenter les adultes pour qu’ils fassent usage du leur.
Cet Amour n’est pas autre chose que, en petit, sa mère Vénus. Il s’appelle aussi Cupidon, nom qui laisse voir en transparence cupiditas, le désir, l’appétit de vivre et de jouir qui sont le ressort même de son existence. Ou de la nôtre plutôt ! En effet son rôle à lui n’est pas de jouir, mais de nous donner à nous le goût de le faire, le tentateur. Ses déguisements et avatars vont être légion. On imagine sa fortune une fois l’art et la littérature convertis au libertinage, quand se lèveront les astres nouveaux d’un esprit qui affecte de ne plus croire qu’au bon plaisir.
Pourtant à l’opéra c’est un autre personnage de Monteverdi, son contemporain exact, qui aura la postérité la plus grande. Etrangement l’opéra s’est développé à part des autres arts, célébrant les valeurs inverses. Il exaltera l’amour conjugal, les fiançailles pas pour rire, la fidélité envers et contre tout, et d’abord contre l’ennemi du dedans : le caractère fluctuant, mobile, naturellement infidèle de tout sentiment même vrai. Pénélope dans Il Ritorno d’Ulisse nella patria, antithèse vivante de Poppea, inaugure la voie d’opéra la plus féconde et peuplée. Orphée et Alceste iront chercher le conjoint jusqu’aux Enfers, Fidelio au cachot. Quand l’amour vrai et constant s’égare, c’est la faute d’un sortilège, Roland volage est Roland ensorcelé. Le dernier Gluck ne nous montrera plus d’amour que vertueux, ou même absolument chaste. Dans ce défilé prude le feu charnel d’Armide fait exception, mais la belle magicienne est elle-même prise au piège de l’amour vrai, et on sait quels cris il lui arrache. Les opéras de Haydn en disent autant avec leurs titres abstraits, moralisateurs, qui annoncent qu’il y a une leçon profitable à tirer des mésaventures de l’amour vrai : la Fedelta premiata, l’Infedelta delusa etc. Et Mozart ! Tout son théâtre n’est qu’une variation sur l’amour vertueux, menacé et combattant, l’amour qui a raison d’être l’amour, et sauvera sa mise. Dans le dérèglement grisé des mœurs européennes c’est comme si l’opéra avait joué un rôle étrangement conservateur, stabilisateur. Qu’on y songe : après Poppée, épouse d’Othon et effrontément liée à Néron jusqu’au mariage et au couronnement, l’opéra ne mettra plus en scène d’épouse adultère avant Isolde deux grands siècles plus tard. Les plus proches d’être infidèles seraient la Vestale chez Spontini et Norma, qui ont rompu des vœux sacrés pour l’amour d’un beau militaire (et ténor naturellement). Les Messieurs sont plus enclins à donner un coup de canif dans le contrat conjugal, mais les moeurs de l’époque sont plus indulgentes aux Messieurs.
Vénus en grec s’appelait Aphrodite, et les Grecs se faisaient de leurs dieux une bien autre idée que Rome et ce qui a suivi Rome, jusqu’à l’Europe et ses Lumières. Cette Aphrodite existait à deux niveaux, à deux usages si on peut dire : l’une aux carrefours, et on voit bien son emploi ; et l’autre au ciel, ouranienne. Sur cette différence, et la différence des niveaux où on peut parler d’amour, le Banquet de Platon est parfaitement explicite. C’est même très exactement son sujet. Le désir et l’amour sont au cœur de toute aventure humaine, ils en sont le moteur et la clé, c’est eux qui lui font sa résonance, sa musique profonde et grave. Une chose est certaine avec les Grecs : on ne joue pas de l’amour, on ne badine pas avec lui. La frivolité humaine ne saurait, même par accident, le rencontrer : ou alors elle cesserait à l’instant d’être frivolité, l’essence grave, douloureuse de la vie lui étant dévoilée du même coup. Le Banquet comme on sait se compose de discours célébrant chacun à sa façon l’essence de l’amour, le concours de chant de la Wartburg dans Tannhäuser suivra assez exactement le modèle. De ces discours le plus intéressant, le plus proche d’une sensibilité moderne (Freud y a largement puisé) est celui d’Aristophane, qui nous présente l’individu humain comme mutilé de naissance et désespérément à la recherche de la moitié manquante de lui-même, seul retour qui puisse l’apaiser. Là est le principe de ce que notre nature a de jamais satisfait, jamais satisfaisant. Le désir vérifie constamment cette insatisfaction, et l’amour ne vient jamais à bout de la satisfaire. Ainsi le besoin d’amour est au cœur même de nos âmes, et interdit qu’on s’en amuse. Débauche, jeux pervers se situent à l’autre niveau, aux carrefours. Il faudra attendre les Lumières et le libertinage devenu religion pour que l’esprit humain curieux, frondeur, jouant délibérément avec le sacré, invente de faire de l’amour un jeu. Ce jeu est encore anodin quand Chamfort le dit contact de deux épidermes et échange de deux fantaisies. Mais le héros libertin est un dissoluto, le sous-titre de Don Giovanni le dit explicitement (et explicitement d’avance l’en voit punito). On ne voit pas un tel héros chercher en rien d’abord son plaisir, chez Da Ponte et Mozart en tout cas. Il cherche à prendre ce qui est promis ailleurs, à profaner un lien, à en rire. Il veut Zerline au jour même de ses noces, Anna fiancée d’Ottavio, Elvire prise à son couvent. En vérité si ses conquêtes en Espagne sont mille et trois, tellement plus qu’en France ou en Italie, patries du plaisir, c’est qu’en Espagne il rencontre l’obstacle de davantage de religion, davantage de vertu –et là est son plaisir. Au niveau du Banquet le plus sérieux (et sublime) ta erotika est le terme sous lequel se regroupent les différents aspects (même contradictoires) d’Eros, celui qu’on étudie. De près ni de loin on n’y trouve quelque chose qui annonce Don Juan, Valmont, Sade, les libertins et leurs jeux, tout ce qu’on regroupera plus tard sous le nom d’érotisme, comme si là était l’essence d’Eros.
Qui est cet Eros grec, le Banquet le dit très précisément. Deux natures cohabitent en lui, deux polarités plutôt, qui se le disputent et expliquent ses contradictions. Sa mère s’appelait Pénia : Détresse, Pauvreté. Elle s’est faufilée au banquet donné par les Dieux en l’honneur de la naissance d’Aphrodite, elle a bu et mange et, un peu partie, s’y est fait faire un enfant par Poros le bien nommé, qui est Ressource, Abondance, Astuce, lui même vaguement ivre et qu’elle a attiré dans les buissons. D’où la double nature de l’enfant, hardi, famélique, toujours sur les chemins, soit aventure soit besoin, à la recherche de ce qui lui manque, généreux, batailleur, fertile en ruses. Il nous est représenté sur les chemins caillouteux d’Arcadie, pieds nus et infatigable marcheur, dormant à la dure –essentiellement un intermédiaire, un métissé et mixte (puisqu’il procède de deux natures), forcément un métèque (puisqu’il n’est chez lui nulle part), sans feu ni lieu mais qui s’installe en parasite partout, -entièrement semblable (et c’est la plus insondable trouvaille du génie de Platon) à cette plus profonde et opaque énigme de la pensée grecque, le logos, qui chez le plus grand Platon, celui du Banquet et du Sophiste, a pour essentiel travail de faire le lien, de mettre en rapport l’un et l’autre, créant par là la mobilité, la liberté et la fécondité (la précarité aussi) du discours. Grand métaphysicien aussi, dit Platon de cet entremetteur, qui a pour fonction d’ouvrir l’un à l’autre ce qui autrement resterait étranger. On est loin, on le voit, d’un libertin jouant à manipuler ce qui existe déjà, pour le mettre dans un autre ordre, ou défaire des liens. Les liens, l’authentique Eros les crée, et ce ne sont pas liens qui contraignent et immobilisent ; ce sont les liaisons qui assurent la circulation du sens dans l’être ; qui mettent en rapport, relient et unissent.
Cet Eros authentique, quels sont ses jeux ? Disons qu’il déplace les pions. A chacun, qui est isolé et se croit inamovible à sa place et dans son sentiment, il change sa place, ou son sentiment. Ainsi il ouvre, ce qui peut être aussi égarer, perdre, ou pousser vers un mur possible. « Nous ne sommes pas toute chose entre nos quatre murs », ce mot désespéré du Soulier de satin montre la seule issue, ouvrir, quel que puisse être le risque. Tout plutôt que se croire installé, ou suffisant. Si l’Amour met en contact deux êtres, c’est d’abord pour leur apprendre qu’aucun ne se suffit. Même celui qui croit avoir trouvé, qu’il s’aventure, et aventure son amour. Cosi fan tutte n’est rien d’autre que l’histoire d’un risque de chute délibérément pris, pour que les yeux soient enfin ouverts.
Chez Marivaux c’est une puissance plus haute, qu’on la dise Amour ou Hasard, qui joue avec les cœurs, met du jeu dans le cœur ; il souffle sur les sentiments pour les déplacer, les remuer, en sorte qu’ils trouvent leur plus vraie voie au-delà des préjugés de caste et des premiers hasards qui les avaient fixés. La fierté des personnages les plus nobles de Marivaux se révolte contre l’exorbitant pouvoir qu’ont l’humeur, le vent qui passe, la couleur d’un regard, c’est à dire l’accidentel, de disposer de ce qui en nous est essence et substance, le plus précieux, qu’on voudrait autonome, et ne dépendant que de nous : notre liberté, notre cœur. Celui-ci, ils veulent bien le donner ; ils ne veulent pas qu’on le leur prenne. De cette protestation résultent la préciosité, la coquetterie, quand le cœur accumule les obstacles avant de se rendre, avant même de se laisser approcher. La galanterie française du 17° siècle avait dressé une Carte du Tendre pour établir le protocole de ces approches selon le bon ton.
Cinquante ans après Marivaux on pourrait croire que forcément un pas de plus se franchirait dans ce que Marivaux appelait jeux de l’Amour et du Hasard. Dans Cosi fan tutte Mozart et Da Ponte en sont à leur troisième collaboration, un peu de l’essentiel libertinage du librettiste pourrait avoir déteint sur l’honnêteté foncière du musicien, mais ne nous laissons pas prendre à quelques apparences. Un pas semble franchi en effet. Chez Marivaux l’amour jouait avec les cœurs, dans Cosi les cœurs jouent avec l’amour. Sans être libertins, les jeunes messieurs ont lu des romans, qui leur ont donné des idées. Les voici qui jouent, pas seulement avec leurs propres cœurs, mais avec celui des demoiselles.
André Tubeuf