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Wagner en Israël

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Enquête
18 octobre 2021
Wagner en Israël

Infos sur l’œuvre

Détails

L’idée de boycotter des personnages ou des idées dans le domaine culturel n’est pas neuve. L’exemple le plus ancien et le plus frappant est celui de Wagner en Israël. Malgré des débuts prometteurs au sein du foyer national juif et quelques tentatives récentes de le sortir de l’ombre, le compositeur fétiche de Hitler est toujours interdit de cité dans l’État hébreu. Cet article s’efforce de retracer la genèse de la situation actuelle, d’en analyser les enjeux artistiques, historiques et émotionnels, et de voir quelles sont les perspectives futures, à plus ou moins long terme.

Wagner et les Juifs

Il faut d’abord revenir à la cause première de tous les soucis de Wagner en Israël. Bien avant d’être le compositeur favori d’Hitler, Wagner a théorisé un antisémitisme qui certes était dans l’air à son époque, mais qu’il pousse bien plus loin que ses contemporains. « Le judaïsme dans la musique » est un essai publié en 1850 sous pseudonyme. Il le republiera en 1869, sous son vrai nom. Impossible de ranger l’antisémitisme parmi les nombreux sujets sur lesquels Wagner a dit tout et son contraire, au cours des milliers de pages de prose qu’il a commises. Sa haine des Juifs est d’une constance assez rare pour être soulignée.

Car il s’agit bien de haine raciale dans ce texte, d’une violence qui reste choquante 170 ans après sa publication. Les Juifs sont attaqués avec une force inouïe, jusque sur le sujet de leur apparence physique : ils sont répugnants par leur accent, leur aspect et leur façon d’être. Toujours selon Wagner, ils ont été, sont et resteront fondamentalement étrangers aux cultures européennes qui les abritent, et qu’ils ne peuvent qu’imiter grossièrement, tout en les gangrenant par l’argent. L’art et la vie spirituelle véritables leur sont par nature inaccessibles. Les Juifs ne sont capables que de produire des « ersatz » d’art, proches du divertissement et maladroits dans leur tentative de singer le grand art des Européens « de souche ».

La lecture du texte laisse sonné. On se souvient de l’avoir entendu lu à haute voix lors d’une conférence, par un orateur qui lui donnait l’intonation idoine. Le souvenir des discours d’Hitler sur le sujet est immédiatement revenu à la mémoire de toute l’assistance, et la lecture s’est terminée dans un silence de mort.

La republication du texte en 1869 n’est pas le seul indice de la persistance des idées antisémites chez Wagner. De nombreuses remarques consignées par Cosima dans son Journal montre que les Juifs sont devenus une véritable obsession jusqu’a la fin de la vie du compositeur. Dans Connais-toi toi-même que Wagner publie en 1881, on trouve : « le Juif est le démon plastique de la chute de l’humanité ». Il faut aussi citer les nombreuses fois où Richard se met en colère lorsque quelqu’un déclare devant lui que Jésus est Juif. Le dossier est lourd, et difficile à défendre.

Les Juifs et Wagner

Soucieux de plaider la cause de leur idole, de nombreux wagnériens ont souligné les amitiés juives du compositeur : Carl Tausig, Hermann Levi, Angelo Neumann, Judith Gautier ,… Chacune de ces relations mériterait une étude approfondie. Il apparaît que, dans la plupart des cas, l’amitié de Wagner est intéressée. Surtout, il n’y a pas toujours de corrélation entre l’attitude privée d’un homme et les idées qu’il défend en public. Le phénomène est courant.

Plus intéressant est l’argument de la réception de l’œuvre de Wagner par les Juifs. D’emblée, le musicien-poète trouvera de nombreux partisans parmi les Juifs. Outre les noms cités au paragraphe précédent, il faut évoquer les très nombreux anonymes qui visiteront les deux premières éditions du Festival de Bayreuth, au point que Wagner confiera plus d’une fois son impression d’être « dans une synagogue ». La fidélité des mélomanes et des mécènes juifs ne se démentira jamais, jusqu’à ce que le pouvoir nazi leur interdise l’accès à la colline verte.

L’influence de Wagner sur les compositeurs juifs qui le suivent est indéniable : Mahler, Schoenberg (les Gurre-Lieder), Zemlinsky, Schrecker, Korngold, … Dukas, en France, est un bel exemple de wagnérisme assimilé. Le plus impressionnant reste la floraison des chefs d’orchestre d’origine juive qui ont excellé dans le répertoire wagnérien. Levi ne fut que le premier d’une longue lignée, ininterrompue jusqu’à aujourd’hui : Gustav Mahler, Bruno Walter (qui s’appelait à l’origine Schlesinger, et qui changea son nom de famille pour rendre hommage au héros des Maitres-Chanteurs), Otto Klemperer, Georg Solti, Bernard Haitink, Daniel Barenboim, James Levine, Kiril Petrenko, Asher Fisch, … de toute évidence, il existe une affinité entre les musiciens juifs et Wagner, qui reste largement inexpliquée. Ces interprètes, lorsqu’on les interroge sur l’antisémitisme wagnérien, se montrent évasifs ou peu conscients du problème, ou insistent sur la différence entre l’aspect politique de Wagner, réservé à sa prose, et ses opéras, où il n’aurait pas laissé transparaître ses convictions personnelles.

La musique de Wagner dans le Yichouv

Cette affinité entre artistes juifs et Wagner va bien sûr influencer la vie musicale du Yichouv, ce foyer national juif qui précède la création de l’État d’Israël. De nombreux immigrants provenant d’Europe centrale ou germanique vont apporter la musique dans leurs bagages, et Wagner fait partie des références de l’époque pour presque tout le monde. Sa musique va s’installer assez naturellement dans la vie des habitants juifs. Il n’est pas rare, dans les salles communes des kibboutzim, d’entendre le Chœur des pèlerins ou la Romance à l’étoile s’élever autour d’un piano, chantés par les pionniers du futur Etat qui se ressourcent de la sorte après une journée de travail dans les champs. Juste retour des choses, quand on sait que Theodor Herzl, père fondateur du sionisme moderne, était un ardent wagnérien, et qu’il ne s’accordait de pauses dans l’écriture de son livre « L’État des Juifs » que pour écouter le Tannhaüser de son Richard adoré. Il avouait n’avoir jamais raté une seule représentation de l’œuvre.


Theodor Herzl

La montée du nazisme va progressivement changer les choses. La récupération de Wagner par le national-socialisme se répercute parmi les Juifs de Palestine, provoquant un débat sur l’opportunité de continuer à jouer celui que certains présentent déjà comme « le compositeur préféré d’Hitler ». Cela n’empêche pas l’Orchestre Philharmonique d’Israël (qui s’appellera « de Palestine » jusqu’en 1948) de le programmer régulièrement, notamment sous la baguette d’Arturo Toscanini. C’est la Nuit de Cristal qui va faire basculer les choses de façon définitive. Entre le 9 et le 10 novembre 1938, 200 synagogues sont saccagées, et plus d’une centaine de personnes battues à mort dans les rues. Les déportations vers les camps de concentration commencent, et presque tous les magasins juifs sont mis a sac. L’orchestre doit jouer l’ouverture des Maitres chanteurs de Nuremberg lors de son concert du 12. De commun accord, Toscanini et les musiciens remplacent le morceau par l’ouverture d’Oberon de Weber. A partir de ce moment, le boycott de la musique de Wagner va devenir quasi-total. La découverte de la réalité historique de l’extermination après 1945 et la compromission du festival de Bayreuth et de la famille Wagner ne vont pas arranger les choses.

La situation aujourd’hui

A l’heure actuelle, aucune loi formelle ne règle le sujet en Israël, mais l’usage est de proscrire toute exécution de ses œuvres en public. L’interdiction s’étend à toute diffusion radiophonique ou télévisée, même si l’accès aux moyens de communication modernes rend cette mesure toute théorique. Aucune difficulté par contre pour trouver des enregistrements wagnériens en CD et DVD, jusque dans la boutique de l’orchestre philharmonique, au centre culturel (Heichal HaTarbut) de Tel Aviv. Ils ne sont même pas cachés, on les voit depuis l’extérieur de ce bâtiment, presque entièrement vitré. Demander du Wagner au préposé ne provoquera aucun froncement de sourcils ni commentaire. Il semble même en connaître un rayon sur le sujet, et n’hésitera pas à vous recommander telle version du Vaisseau fantôme plutôt que telle autre. Il ne faut cependant pas s’attarder à cette apparente décontraction. Le sujet reste hautement sensible. La radio publique a tenté de diffuser l’acte III du Crépuscule des Dieux en novembre 2018. Même si l’enregistrement était dirigé par Daniel Barenboim, les coups de téléphone vers le standard de la chaine ont été si nombreux que le programme a dû être interrompu, et le présentateur s’excuser quelques jours plus tard.

En 1976, estimant peut-être qu’assez d’eau avait coulé sous les ponts, Zubin Mehta décide de mettre Wagner au programme de l’Orchestre Philharmonique. Mais les répétitions doivent rapidement être interrompues. Certains des mécènes ont fait savoir leur mécontentement. Parmi eux, de nombreux rescapés de la Shoah. Nouvelle tentative en 1981. Les choses semblent mieux se passer au début, et le concert a lieu. Mais au moment de jouer l’ouverture de Tannhäuser, les musiciens voient débarquer sur scène des spectateurs furieux. Certains agitent des crécelles, d’autres montrent les tatouages qui balafrent leurs bras. Le concert s’arrête dans un vacarme indescriptible. Zubin Mehta semble renoncer à l’idée. Une conversation avec un chauffeur de taxi joue un rôle décisif dans la suite des événements. L’homme lui explique le ressenti de sa mère, qui a entendu jouer Wagner dans le camp d’extermination vers lequel elle a été déportée. Mehta comprend alors qu’un chef qui n’est pas juif (rappelons que Zubin Mehta est né à Bombay, et est de confession zoroastrienne) n’a peut-être pas la légitimité pour affronter un débat aussi chargé émotionnellement. Il s’en ouvre à son très ancien ami Daniel Barenboim. Une sorte de « passage de flambeau » officieux aurait eu lieu entre les deux hommes. Barenboim va évoquer le sujet en interview de façon de plus en plus insistante, au fur et à mesure que sa réputation de chef wagnérien s’accroit. Son leitmotiv : ne pas jouer Wagner en Israel revient à accorder à Hitler « l’ultime victoire », puisqu’on reconnaît par là le lien qui unirait l’idéologie nazie et l’œuvre du mage de Bayreuth. De fil en aiguille, Barenboim va parvenir à convaincre les organisateurs de concert à l’inviter avec sa Staatskapelle de Berlin à Jérusalem, pour jouer le premier acte de La Walkyrie en version concertante le 7 juillet 2001. La polémique enfle en meme temps que la date du concert approche, et Daniel Barenboim annonce qu’il accepte de remplacer Wagner par un programme Stravinsky-Schumann. Mais personne n’est dupe, et tous ceux qui connaissent la personnalité du chef israélien savent qu’il n’en restera pas là. La salle de concert où il se produit est donc comble, partisans et adversaires de Wagner ayant fait le déplacement en nombre. Après les dernières notes du programme « officiel », Barenboim se retourne vers le public et annonce son intention de jouer le Prélude et mort d’Isolde, et que ceux que cela dérange ont deux options. Soit quitter la salle maintenant, soit participer au débat qu’il souhaite instaurer entre lui et le public. Une petite partie de l’assistance part. S’ensuit une discussion passionnée de près d’une demi-heure. Le ton monte par moment, mais les échanges restent courtois. Cependant, estimant que le débat a eu lieu, Barenboim coupe court et dit qu’il va jouer le bis annoncé, invitant les derniers récalcitrants a partir, pour ne pas déranger l’écoute des autres. La plupart des opposants le font, et le morceau ne sera finalement que peu troublé. Le concert se termine par un triomphe mémorable.

Dès le lendemain, le débat fait rage dans la presse israélienne. Pour beaucoup, Barenboim est allé trop loin, et a pris les organisateurs du concert et les spectateurs en traitre. Pour d’autres, dont l’écrivain palestinien Edward Saïd, il a brisé un tabou qui durait depuis trop longtemps. Le débat s’invite jusqu’à la Knesset, le Parlement israélien, ou certains députés d’extrême-droite demandent que le maestro soit déchu de sa nationalité israélienne. Sans succès.

La percée de Daniel Bareboim fera date, et 20 ans plus tard, elle est encore dans toutes les mémoires en Israël. Le chef est devenu le héros de tous les wagnériens de par le monde, mais sa carrière en Israël en a pâti. Son exploit est en outre resté sans lendemain. On n’a plus joué de Wagner en public au lendemain de cet épisode. La dernière tentative connue est celle d’Asher Fisch, autre chef israélien avec un beau cursus wagnérien, qui avait recruté un orchestre d’étudiants pour jouer Wagner à l’université de Tel Aviv en 2018. Suite à des pressions du Conseil d’administration, la location de la salle a été annulée.

Des instrumentistes unanimes

Si le débat déchire la société israélienne, il semble tranché depuis longtemps au sein des membres de l’orchestre philharmonique. Pour eux, il est évident qu’il faut jouer Wagner. « Le cœur de répertoire de l’orchestre est le romantisme austro-allemand. C’est une époque où tout converge vers Wagner. Et après lui, tous les compositeurs subissent son influence : Mahler, Bruckner, Strauss … Il est inscrit dans notre ADN, et nous refusons de le voir. » nous confie un tromboniste. Impossible de trouver un musicien qui se démarque de cette opinion. Le nouveau chef permanent, Lahav Shani, un Israélien qui remplace Zubin Mehta depuis 2018, a confié plusieurs fois son souhait de mettre Wagner au programme. Il a eu la prudence de parler en petit comité, mais la rumeur s’est vite répandue parmi les pupitres. Les musiciens sont cependant sans illusion. « Nous savons que le sujet reste trop sensible. Pour les survivants de la Shoah et leurs enfants, cette musique est indissolublement liée au nazisme. Accepter qu’on la joue dans ce qui doit être un refuge pour les Juifs est insupportable. Il faudra attendre encore longtemps avant que les choses changent. » nous confie, dépité, notre interlocuteur. En attendant, Wagner est largement utilisé en audition : comme dans tous les orchestres du monde, on demande aux futurs cornistes de jouer le solo de Siegfried lors de l’examen. « Certains le font tellement bien qu’il y a ensuite une immense frustration à ne pas pouvoir l’offrir au public par après ».

Beaucoup espèrent un scénario à la Richard Strauss. Le compositeur bavarois était frappé du même type d’interdiction que Wagner. Il lui était entre autres reproché d’avoir accepté du régime nazi la très officielle fonction de président de la Reichsmusikkammer, et d’avoir écrit une musique pour l’ouverture des Jeux olympiques de Berlin en 1936. L’orchestre symphonique de Jérusalem, sans tambours ni trompettes, a osé programmer un de ses poèmes symphoniques en 1994. L’événement n’a suscité aucune réaction négative, et Zubin Mehta en a profité pour inscrire Till l’espiègle au programme du Philharmonique la saison suivante. Tout se passera au mieux, et le travail de répétitions fera même l’objet d’un beau documentaire, où l’aspect politique est abordé mais n’occupe pas l’essentiel du propos. L’opéra de Tel Aviv a suivi peu après, et Salomé a reçu sa première israélienne en 1998. Depuis, Richard Strauss est programmé sans problème particulier. Signe que la stratégie de la discrétion est peut-être celle qui a le plus de chance de succès.

Une Société Wagner très active

Une voie que ne compte pas adopter Jonathan Livny. Ce volubile avocat est président et fondateur de la Israel Wagner Society. Il n’y va pas par quatre chemins : « Ce boycott est une ineptie. Il ne pourra pas durer éternellement. Tous les orchestres et les opéras du monde jouent Wagner. De quel droit quelqu’un décide-t-il de m’en priver ? » Ce fils d’un Juif allemand arrivé en Israël à la fin des années 30, et qui a perdu une grande partie de sa famille dans la Shoah peut aussi se montrer compréhensif. « Je respecte l’opinion des gens qui ne veulent pas entendre parler du compositeur. Il avait une personnalité méprisable. Son antisémitisme laisse sans voix. Il a écrit des choses horribles. Mais comment nier que Tristan und Isolde soit une musique sublime ? » Sa solution est simple : proposer du Wagner en dehors des cycles d’abonnement des grandes institutions musicales israéliennes. De cette façon, chacun pourra faire son choix, et nul ne sera contraint d’accepter ce dont il ne veut pas. Pas question pour autant de se cacher ou d’adopter une approche progressive. Les choses doivent se faire au grand jour : « Je souhaite un maximum de publicité autour de ces concerts. D’abord parce que je veux que les tickets se vendent. Ensuite parce qu’il faut percer l’abcès et discuter de cela ouvertement. »

Un débat que Jonathan Livny n’hésite pas à porter sur la place publique. Il ne compte plus ses interventions, dans les médias israéliens et internationaux. Cette aura médiatique lui a valu quelques solides inimitiés, et même des menaces de mort.  Il en faudrait plus pour impressionner celui qui annonce déjà qu’un concert Wagner était sur le point de se tenir à Tel Aviv. Un lieu (privé) avait déjà été loué, des musiciens embauchés et une chanteuse assez célèbre avait accepté de venir interpréter les Wesendonck-Lieder. La pandémie a tout mis par terre. Livny promet cependant de reprendre les choses où elles en étaient avant le confinement. Pour lui, aucun doute, le concert aura bien lieu, et il annonce que près de 800 tickets ont déjà été vendus. Les prochains mois pourraient être décisifs au sujet de l’avenir de la musique de Wagner en Israël.

 

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