C’est une lecture très troublante de Winterreise. Dans notre mémoire, tant de anti-héros, et voilà que le Wanderer devient, et d’abord par la puissance de cette voix (et quelle voix !) une manière de héros. Certes il sera à la fin vaincu et rencontrera comme chacun de nous son double, son dépeupleur comme dit Beckett, son joueur de vielle, son Leiermann : « Wunderlicher Alter, / Soll ich mit dir gehn ? – O étrange vieillard / M’en irai-je à ta suite ? », mais ce qu’on entend dans cette interprétation c’est la force vitale d’un jeune homme que son destin lance sur d’incertains chemins : « La fougueuse volonté de ce personnage face au désespoir et au renoncement m’étonnera toujours », dit Edwin Crossley-Mercer.
Ce qui est frappant, c’est qu’il n’ajoute aucun pathos, il dit les poèmes de Wilhelm Müller, qui sont d’une sécheresse, d’une netteté étonnantes si on les compare à ceux de la Belle Meunière. On est dans le monde de Caspar Friedrich. La neige recouvre tout. « Il n’y a plus de chemins, il faut avancer…» Seuls quelques repères, une girouette, un tilleul, un poteau indicateur, un cimetière, balisent le parcours, la rivière est prise par les glaces, une corneille suit le marcheur jusqu’où ? Une feuille tombe d’un arbre, et le voyageur, qui rencontre partout des signes à déchiffrer, y voit l’image de son dernier espoir s’effondrant.
A donner le frisson
De quel voyage s’agit-il ? De celui qui mène de l’amertume, du ressentiment à la résignation, à l’acceptation, puis au désir de mourir. Voyage « à donner le frisson » (le mot est de von Spaun, l’un des amis fidèles) que Schubert écrit dans les derniers mois de sa vie. Il aura le temps de voir édité le premier cahier, les douze premiers Lieder, et écrira ceux du second au seuil de la mort, les corrigeant jusqu’à la limite de ses forces. « La veille au soir de sa mort, à demi conscient, il m’a dit [c’est son frère Ferdinand qui écrit] : Je t’en conjure, qu’on me porte dans ma chambre. Qu’on ne me laisse pas dans ce réduit sous la terre. Est-ce que je n’ai pas gagné, moi aussi, une place à la surface de la terre ? »
Der Lindenbaum, par Claudine Franck © Claudine Franck
Si Schubert supplie qu’un peu de vie lui soit encore accordé, le jeune homme de Winterreise, lui, se résout peu à peu à son destin. Mais c’est plein de vigueur qu’il claque la porte de cette maison où il avait cru trouver le bonheur. Irrésistible, l’élan de Gute Nacht, le premier Lied, dont le mouvement tournant semble préfigurer celui du dernier, à l’image de la manivelle de la vielle du Leiermann. Irrésistibles, le timbre de bronze d’Edwin Crossley-Mercer, son héroïsme, ses éclats, mais aussi la douceur, la délicatesse de « Will dich im Traum nicht stören – Je ne veux pas te troubler dans tes rêves. » Ainsi se développera son interprétation : des moyens purement lyriques, une beauté du son constante, un texte articulé à la perfection (dans un allemand impeccable), et une expressivité non pas théâtrale, mais uniquement musicale : les notes, les inflexions mélodiques, les nuances indiquées par Schubert, et ce timbre viril et ardent. Ce sont de grands moyens d’opéra mis au service d’un chant profond.
La voix, et rien que la voix
Les moindres inflexions en prennent une force singulière : l’impatience frémissante de la Girouette, (avec l’aérienne légèreté d’aus dem Dach, et la fierté altière de « Ihr Kind ist ein reiche Braut »), ou dans le Lied suivant, Larmes de glace, cette grandeur qu’il pose sur meine Tränen. Ce désespéré décidément ne flanche pas. Voyez l’impatience, la fébrilité d’Estarrung (« Je veux transpercer glace et neige de mes larmes brûlantes ») ou la noble déploration du Tilleul, ce Lindenbaum, rare répit mélodieux, le seul Lied qui séduisit Schober, l’ami intime.
Prenez Wasserflut, le sixième Lied, (Débâcle) : beaucoup d’interprètes l’attaquent avec une manière de précaution (Prégardien, Prey, Goerne…) pour faire un brusque forte sur le quatrième vers. Tout le Lied étant construit sur l’alternance entre le leise et le stark. Entre la douleur et la rage. Crossley-Mercer l’attaque avec une fermeté, une vigueur impavides, quel que douloureux soit le thème, « les larmes de mes yeux sont tombées dans la neige », et donne les forte avec une sereine puissance. Sans ajouter du pathos au leise, ni de l’exaspération au stark (la reprise du dernier vers). Son Wanderer n’est jamais plaintif. Il traverse les épreuves de son parcours initiatique, refusant de se laisser prendre par les glaces, porté par sa force vitale, celle de la jeunesse.
L’héroïsme d’un anti-héros
Car ce Wanderer est un jeune homme. Edwin Crossley-Mercer le voit comme un jeune apprenti, chassé de la maison de son maître, on ne sait trop pourquoi, alors qu’on parlait même de mariage avec la jeune fille de la maison, cette Liebsten, dont il cherche les pas dans la neige, là-même où au printemps ils foulaient ensemble l’herbe verte.
Combien tendre et fragile le « mein Herz » au cœur du sombre Auf dem Flusse, combien douloureux le rallentando en majeur sur « zwei Mädchenaugen » au milieu de la galopade de Rückblick, et, tandis que le piano esquisse un mouvement de valse dans Irrlicht (Feu follet), quelle âpreté dans cette manière de distiller « Unsre Freuden, unsre Leiden / Alles eines Irrlichts Spiel ! », avec des arrêts du flux musical qui évoquent la sonate D. 960, sans parler des grands sauts de voix expressionnistes sur « Jedes Leiden auch ein Grab », première prise de conscience du tombeau, but ultime du voyage. A nouveau, moyens purement musicaux et voix intrépide.
Irrlicht, par Claudine Franck © Claudine Franck
L’apprentissage de la mort
On l’aura compris, cette interprétation très personnelle s’appuie sur une compréhension intime des poèmes de Müller et sur un respect scrupuleux des moindres suggestions de Schubert. Aucun sentimentalisme, de la grandeur, et cette beauté vocale ! L’effet est saisissant, glaçant à souhait, et (impression personnelle) exaltant en même temps. André Tubeuf écrivait à propos de Winterrreise comme des dernières œuvres de Schubert : « Il n’y a de création que résolue, énergique et victorieuse, son thème, son imagerie et même son apparent ressort fussent-ils ostensiblement dépressifs ; auquel cas l’acte même de venir à bout d’un tel thème est victoire sur l‘hiver, la mort, et même la dépression. »
Ce sont les couleurs de la voix qui diront les pas titubants du voyageur épuisé (Rast), la fragilité des fleurs de mai et la noirceur des corbeaux croassants (Frühlingstraum), la déréliction d’Einsamkeit, crescendo impitoyable sur les trémolos du piano, l’enjouement factice de Die Post, le désespoir de Die greise Kopf, le défi à la mort de Die Krähe (sur le tellement joli et ironique accompagnement du piano, – et cette façon de dire « Meinst wohl…»), la juvénilité de Letzte Hoffnung (avec cette vocalise sur « wein’auf, – pleurant »).
La voix nue
L’ironie d’Im Dorfe, grinçante comme les chaînes dont s’entourent les bonnes gens (« es rasselt die Ketten », les R et K articulés avec rage..), la délicatesse de romance de Täuschung (et la voix se fait enjôleuse) mènent à la dernière étape.
Voilà ce poteau indicateur, qui n’a rien à indiquer. Ici, plus rien que le dénuement. Tandis que le piano descend marche à marche dans les tréfonds, la voix scande trois fois et de plus en plus tragiquement, mais si simplement « Eine Strasse muss ich gehen, / Die noch keiner ging zurück – je dois suivre une route d’où nul jamais n’est revenu ».
Et voilà le « Totenacker », le champ des morts, étrange auberge où peut-être une chambre attend déjà le marcheur, qui n’est plus le jeune homme de tout à l’heure. Malgré son énergie, il s’est laissé prendre par le froid, ou son destin, qui est le nôtre. Ne lui reste que cette voix nue, presque épuisée et qui semble se détimbrer (voix mixte sur Niedersinken, « Bin matt zum Niedersinken », approximativement : je suis faible jusqu’à sombrer), tandis que le piano se fait lourd comme des pieds embourbés.
Un dernier sursaut, Mut (Courage) et la voix se fait bravache, puis les mystérieux trois soleils, comme une hallucination, une énigme non résolue, et enfin, à la sortie du bourg, le Vieilleux, ce Doppelgänger fantomatique.
La voix se fait blanche, tandis que tout s’immobilise, sauf la manivelle de l’instrument et sa ritournelle qui ne va nulle part. Au bout du chemin, la voix devient l’ombre d’elle-même, à peine audible pour interroger « Wunderlicher Alter, / Soll ich mit dir gehen ? »
Superbe voyage vocal, grande interprétation, mûrie sur scène des années durant, qu’accompagne ici le piano poète, attentif, de Yoan Hereau, chargé de peindre les paysages au fil des préludes de chaque Lied qui sont chacun comme un impromptu miniature, et qu’accompagnent le long d’un bel album les peintures très lyriques aussi de Claudine Franck, envahies de nuit et de neige, et suscitées par chacune des mélodies.
Die Wetterfahne, par Claudine Franck © Claudine Franck