Hindemith n’a pas la postérité facile, mais il l’a un peu cherché. On s’y retrouve difficilement dans un catalogue de plus de 400 opus, aux instrumentations toutes plus tordues les unes que les autres (essayez la 4e Kammermusik ou les pièces pour heckelphon ou trio de trautoniums). Mathis der Maler a peu à peu gagné sa place sur les scènes des maisons allemandes et autrichiennes, mais ici encore, Hindemith ne nous avait pas facilité la vie. Mathis est une sorte de réflexion théologico-artistique qui a le mérite d’être suffisamment complexe pour avoir besoin de s’étirer sur 3h20 de musique. Mais malgré un sujet peu avenant, l’œuvre réserve de belles surprises à qui sait tendre l’oreille.
Profitant du flou qui entoure la biographie de Mathias Grünewald, maître du retable d’Issenheim, Hindemith en fait un personnage tourmenté par les drames de son temps. L’Allemagne est ravagée par les conflits religieux, alors que Mathis est employé par l’archevêque de Mayence Albrecht de Brandenbourg. Le peintre est incessamment tiraillé entre la nécessité de poursuivre son œuvre et l’envie de contribuer activement à un monde plus juste : « Le cri d’angoisse de mes frères paralyse ma main », s’exclame-t-il désespéré. Plus qu’une sombre élucubration théologique, Mathis est avant tout une réflexion sur la capacité d’un artiste à créer en temps de désastre. Composée à l’aube du nazisme, rapidement estampillée « dégénérée » par le régime, le destin de la partition se teinte inévitablement d’un prophétisme dont l’auteur se serait pourtant volontiers passé.
Le réel reproche que l’on peut adresser à Mathis, c’est son écriture vocale. Hindemith retranche tous ses chanteurs dans leurs extrêmes limites aigües, ce qui, au bout de sept tableaux, les fatigue immanquablement. Dans une distribution, c’est donc celui qui trichera le mieux pour se ménager tout au long du spectacle qui fera la meilleure impression. Magdalena Anna Hofman (Helfenstein) et Charles Reid (Capito) livrent tout deux une performance honorable, car leurs rôles sont moins exposés aux assauts dramatiques de la partition. Martin Snell est un Pommersfelden retenu, mais juste dans son incarnation et en bonne forme vocale. Il en va de même pour le Reidinger de Franz Grundheber, qui tire astucieusement son épingle du jeu scénique. Raymond Very est déjà moins à l’aise, car plus sollicité : Hans Schwalb est un guerrier intrépide, et il se doit de hurler ses aigus en conséquence. Le ténor est manifestement mis à mal par ce défi, et son jeu d’acteur en pâtit aussi. L’approche de Katerina Tretyakova est plus intelligente : elle aussi souffre des difficultés de la partition, mais elle reporte toutes ses tensions sur l’interprétation scénique du rôle, livrant un portrait crédible et touchant de Regina. De cette surenchère aux décibels, Manuela Uhl sort certainement gagnante. Avec sa projection phénoménale, elle passe sans difficulté au dessus de l’orchestre parfois chauffé à blanc. On regrette que cette puissance se fasse parfois au détriment de la sensibilité musicale. La partie d’Albrecht de Brandenbourg est certainement la plus ingrate de toutes. A ce titre, Kurt Streit s’en sort plutôt bien, compensant ses aigus parfois stridents et instables par un investissement scénique sans faille. Dans les quelques moments de douceur offerts par la fin des 5e et 7e tableaux, quelques couleurs mozartiennes viennent même illuminer ce personnage complexe forgé par Hindemith. Wolfgang Koch triomphe réellement des difficultés du rôle-titre. Sans jamais faillir vocalement, on sent le baryton pleinement habité par son personnage. Ne faisant qu’un avec la musique, il nous communique ses souffrances et ses doutes comme s’ils étaient les siens.
On regrette un peu l’allemand de cuisine du Slovak Philharmonic Choir, qui, du reste, se démène plutôt bien dans les grandes scènes d’ensemble. Dans la fosse, Bertrand de Billy donne à la musique d’Hindemith une transparence qu’on ne lui soupçonnait pas. Entre d’épais chorals et des fugues d’école, la partition révèle ainsi de vrais moments de poésie et de chatoyance.
Peu fêté en France, Keith Warner est l’un des grands noms de la mise en scène outre-Rhin. A rebrousse-poil du Regietheater, ses propositions scéniques se distinguent par une grande richesse d’événements : changements de décors, lumières, accessoires, costumes à foison… Sa lecture de ce Mathis conçu pour le Theater an der Wien ne fait pas exception, mais on vient à se demander si l’œuvre ne méritait un peu plus de retenue. Dès que possible, Keith Warner enfonce le clou, jouant parfois trop rapidement la carte du grandiose ou du pathétique. La direction d’acteur est souvent misérabiliste, et les scènes chorales tiennent plus de Broadway que de Mayence. A l’inverse, les batailles et le rêve de Mathis façon tentation de Saint Antoine semblent en dessous de leur possibilités. L’œuvre est coulée dans un moule bariolé, qui tente de faire d’un opéra somme toute assez métaphysique une sorte de blockbuster mâtiné de Jesus Christ Superstar. Il paraît qu’Hindemith avait de l’humour. Il aurait sûrement aimé !