Qui aujourd’hui peut programmer la sortie d’un album aussi éclectique que le dernier opus d’Anna Netrebko ? Qui peut faire se côtoyer d’une plage à l’autre, Ariadne et Aida, Elisabeta et Elisabeth ou encore Isolde et Didon ? Qui ? Et surtout, qui peut le faire avec autant de succès et d’évidence d’un morceau à l’autre ? Ce dernier album, sans autre cohérence musicale que celle de la curiosité et du répertoire actuel ou futur d’Anna Netrebko, s’impose comme une manière de pierre de touche de l’art lyrique. La soprano russe donne à entendre une voix d’une opulence aussi riche que la garde-robe de son compte Instagram, assise sur sur une technique irréprochable et un engagement sans faille… une voix qu’elle va plier, à sa manière, aux exigences de pans entièrement différents du répertoire.
Chez les héroïnes italiennes, on est saisi, dès la deuxième piste par le portrait complètement abouti d’Aïda, aussi magnifié que lors de ses débuts salzbourgeois, mais ô combien plus fiévreux et agité, jusqu’au « Numi, pietà » où enfin elle trouve un réconfort dans une prière tout en piani et demi-teintes sur le souffle. C’est toute l’angoisse de l’esclave qui vous assaille, secondée par un orchestre tendu comme un arc par Riccardo Chailly. Une angoisse que l’on retrouve intacte dans la Manon Lescaut de Puccini, redite d’un récital précédent mais dont l’interprétation évolue ici. La voix s’est élargie de manière considérable depuis « Verismo » et ses héroïnes y trouvent un dramatisme encore plus marqué. Trop parfois peut-être. Dans « un bel di vedremo, » on peut tout à fait préférer la fragilité que la soprano russe trouvait dans son précédent opus.
On chicane car le récital accueille surtout des protagonistes germaniques. Ariadne cherche parfois encore plus le sens dans l’opulence du timbre, la beauté du son que dans l’idiomatisme d’un allemand que l’on sent encore appliqué. Qu’importe, cette Ariadne emporte l’auditoire dans son attente extatique de l’arrivée d’Hermès. La voix se drape de moirures dans les écarts, les graves contemplent les abîmes avec superbe. La prononciation allemande est bien plus naturelle sous les traits d’Elisabeth qui trouve dans la fraîcheur fleurie du timbre du soprano toute la juvénile ardeur (et l’aisance confondante d’aigus dardés) de l’amoureuse impatiente sous les voûtes austères qu’elle salue. Isolde enfin qui referme le programme se voit baignée dans l’éther d’un timbre aux capitons soyeux, un métal qui rougeoie dans le délire et l’extase du personnage pour venir mourir dans un « Lust » aérien, déjà ailleurs.
Joyau disséminé dans le programme, les adieux de Didon s’avèrent déchirants parce qu’intériorisés et frémissants, loin des accents qu’elle emploie avec justesse chez Butterfly et Manon, démontrant une fois de plus sa versatilité étonnante et justifiant, s’il le fallait encore, le programme baroque de ce récital. Car c’est là en définitive la grande réussite d’Anna Netrebko, entre les arie de personnages qu’elle a incarné en scène et les autres qu’elle s’apprête (on l’espère) à aborder, il n’y a pas de différence : engagement vocal, incarnation, proposition… Anna Netrebko se lance à corps perdu dans des saynètes plus que des arie. Elle aura aussi (re)trouvé en Riccardo Chailly et l’orchestre du Teatro alla Scala, des compagnons idéaux pour la suivre dans les méandres de ce cheminement étonnant et envoûtant.
Un film réalisé par Elena Petitti pendant l’enregistrement du disque à la Scala vient compléter cette parution de 4 vidéoclips des arias (Aida, Lisa, Dido et Isolde) ainsi que d’une interview d’Anna Netrebko.