Il est au pied de l’Opéra-Bastille une plaie béante qui défigure le parvis du monument : c’est une bouche de métro obscure et taguée où sont installés divers malheureux abandonnés par la société. Tandis que l’ancienne sortie de métro laisse s’écouler en continu le flot des voyageurs, celle-ci reste peu fréquentée, surtout la nuit tombée. Sortant du théâtre, quelques spectateurs tentent l’aventure : à dire vrai, les risques d’agression sont nuls tant les habitués du lieu semblent indifférents au monde qui les entoure. Au pire, on peut glisser sur un liquide douteux, s’étaler sur des morceaux de verre et perdre sa dignité avec le fond de son pantalon. Le sujet divise. Pour certains, ce triste spectacle est indigne d’une zone aussi touristique et ce n’est pas faux. Pour d’autres, déplacer les personnes concernées ne serait que tenter de cacher la poussière sous le tapis, ce qui n’est pas faux non plus. En définitive, on s’échange des arguments sur la position de la clôture qui sépare ces deux mondes, mais pas sur les raisons de l’existence de celle-ci. A Rio de Janeiro, certaines favelas côtoient de même des villas de milliardaires.
Revenons sur l’origine de notre bouche de métro. En 1981, le nouveau gouvernement se lança dans une politique de grands projets : parmi ceux-ci, celui d’un opéra populaire permettant la réconciliation du grand public avec un art jugé élitiste et coûteux. Comme chacun sait, pour supprimer la pollution, il suffirait d’installer les villes à la campagne : dans le même esprit, il fut décrété qu’une salle édifiée place de la Bastille, à deux pas de la jeune et dynamique rue de la Roquette par exemple, ne pourrait qu’attirer un nouveau public. En France, tout finit par des chansons, mais surtout, tout commence par du béton : il fallait donc construire un nouveau bâtiment, et le monument s’appellerait OPB, l’Opéra Populaire Bastille. D’ailleurs, on pourrait y accéder directement depuis le métro. Les pompiers ne furent pas d’accord, et la bouche infernale fut ainsi creusée, détournant l’accès direct initialement projeté, pour déboucher au pied de l’opéra. A l’opposé de la salle, un sous-terrain joindrait de même la salle au parking. Hélas, le bâtiment fut si mal réalisé qu’après quelques années il fallut fermer le passage, transformé en champignonnière aux murs suintants d’humidité. Sans doute d’autres fantômes les hantent-ils désormais.
Populaire, l’Opéra-Bastille le fut-il jamais ? Le 13 juillet 1989, le bâtiment était inauguré avec un concert accueillant quelques stars lyriques dans une scénographie de l’incontournable Bob Wilson, terriblement chic et choc à l’époque, collectionné et sponsorisé par Pierre Bergé, le nouveau patron de l’Opéra de Paris. Dans la salle, une trentaine de chefs d’Etat, ainsi que des invités triés sur le volet, assistent à l’événement pompeusement intitulé La Nuit d’avant le Jour. Le populaire est invité… à rester à bonne distance ! Comme on le voit, on ne partait pas vraiment sur de bonnes bases. Le lendemain, pour le traditionnel concert gratuit du 14 juillet, les braves citoyens devront d’ailleurs se contenter du Te Deum de Berlioz (un choix de titre qui, pour le bicentenaire de la prise de la Bastille, ne manquait pas de sel) : on n’allait tout de même pas redonner le spectacle dispendieux de la veille….
Bastille ouvre sa première saison en 1990 avec Les Troyens (l’intégrale en une soirée à double tarif, ou découpés ou deux soirées au tarif normal). On donne également Katia Kabanova. Les prix sont remarquablement peu élevés… pour cette première mini saison ! Ca se gâte dès la suivante. Ils ne cesseront depuis de grimper : en 1994, le tarif de la première catégorie a quasiment doublé pour la reprise du chef-d’œuvre de Janácek. Par la suite, quand les prix n’augmentent pas, c’est le plan de salle qui est modifié. Même les places à visibilité réduite y passent : une quinzaine de sièges au rang 7 du second balcon, initialement bradés en raison de leur vue imprenable sur un garde-corps, montent rapidement de deux catégories. Parfois, tout change en même temps, mais toujours dans le sens d’un renchérissement global. Les premières années, Bastille offre toutefois près de 500 places à moins de 30 euros. Mais aujourd’hui, on n’en compte plus qu’une centaine à moins de 35. Sensible à certains reproches d’élitisme, Gerard Mortier fait modifier le fond d’orchestre pour convertir des sièges en places debout. Elles sont vendues 9 euros. L’intention est louable, mais audition et vision sont franchement catastrophiques. Après son départ, pour gagner encore quelques sous, les places debout seront à nouveau reconverties en places assises (à 50 euros cette saison).
Si le répertoire reste assez diversifié (quoiqu’insuffisamment à notre gré : belcanto tragique et grand opéra français étant excessivement rares), les productions sont plutôt faites pour séduire le lecteur du Monde, plus que celui du Parisien. Pour le spectateur qui dispose d’une voiture de fonction avec chauffeur, les pissotières des productions de Waligatornakov ou de Tchernobylovitch constituent sans doute un élégant memento mori. Celui qui fréquente davantage le métro que les taxis goûte sans doute moyennement le peu de contraste entre ce qu’il aura vu sur scène et l’entrée poisseuse du métro. Plusieurs mondes se côtoient ainsi à proximité de l’édifice : les invités d’entreprises qui soupent dans l’opéra après le spectacle, les passionnés qui doivent faire face à l’éternelle inflation du prix des places, les provinciaux qui ne peuvent venir que le dimanche, les occasionnels qui décident de le rester après avoir comparé leurs dépenses à celle d’un repas dans un restaurant étoilé, mais aussi les jeunes de la rue de la Roquette qui préfèrent une bonne bière entre potes à une prise de tête, ou encore les habitués de la sordide bouche de métro, exclus définitifs. L’opéra est certainement devenu plus accessible depuis la construction de Bastille, mais il n’est pas devenu populaire pour autant. Dans le cadre de leurs parcours scolaires, les jeunes sont-ils d’ailleurs proprement formés à cet art exigeant ?
Le 22 septembre dernier, Gustavo Dudamel dirigeait son premier concert en tant que directeur musical de l’Opéra de Paris. Sur le papier, le choix du chef vénézuélien était on ne peut plus heureux : non pas pour la qualité de ses exécutions lyriques, encore rares et pas nécessairement convaincantes, mais parce qu’il aura dirigé pendant une vingtaine d’années l’Orchestre symphonique des jeunes du Venezuela Simón Bolívar. Or, cette formation s’inscrivait dans une démarche de la Fundación del Estado para el Sistema Nacional de las Orquestas Juveniles e Infantiles de Venezuela (ou plus simplement : El Sistema) visant à initier à la pratique de la musique classique les enfants les plus jeunes et les plus démunis. L’Opéra de Paris avait peut-être trouvé la perle rare capable de mettre en œuvre cet opéra populaire tant attendu. Hélas, bis repetita placent : le concert inaugural fut donné au Palais Garnier devant un parterre, certes sans chefs d’Etat cette fois, mais où l’on pouvait surtout compter des hauts fonctionnaires ou des patrons-mécènes du CAC 40, les stalles et les fonds de loges restant vides et l’amphithéâtre quasi désert. Une occasion manquée.
Paradoxalement, le COVID nous apporte une lumière d’espoir : les spectateurs les plus fragiles hésitent à revenir fréquenter les salles, et l’Opéra de Paris a été contraint à de multiples offres promotionnelles, proposant parfois même des invitations en masse pour les spectacles les moins vendus. Résultat : le public semble rajeuni. Il n’en est pas moins étonnamment réceptif, applaudissant avec justesse et sachant faire le tri entre les divers interprètes aux saluts finals, qu’il s’agisse d’une comédie comme L’Elisir d’amore ou d’une œuvre moins accessible comme Der Fliegende Holländer. Voilà un essai à transformer avec une authentique politique volontariste à l’endroit du jeune public.