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Jean-Philippe Thiellay : « Je crains que l’art lyrique ne soit mortel »

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Interview
1 décembre 2021
Jean-Philippe Thiellay : « Je crains que l’art lyrique ne soit mortel »

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À l’occasion de la parution de son ouvrage « L’opéra, s’il vous plaît. Plaidoyer pour l’art lyrique » (éditions Belles Lettres), Jean-Philippe Thiellay, président du Centre national de musique depuis 2020 et ancien directeur général adjoint de l’Opéra de Paris, revient sur l’état de la scène lyrique dans le contexte de crise et esquisse quelques pistes pour relever les nombreux défis posés au monde de l’opéra.


Vous faites part, dès l’introduction de votre ouvrage « L’opéra s’il vous plaît », de votre inquiétude. Quelles sont vos principales préoccupations quant à l’état de l’art lyrique aujourd’hui ?

J’aime passionnément l’opéra et la voix, et mon inquiétude est d’autant plus grande que je ne veux pas voir l’opéra disparaître. Cette inquiétude est d’ordre économique, sociologique et esthétique. Depuis longtemps, la situation économique ne cesse de se dégrader : les coûts augmentent et les recettes, de tous types, stagnent ou baissent. Il y a certes eu des palliatifs, comme l’augmentation des prix, le recours au mécénat, sans pour autant parvenir à inverser une tendance que le covid a véritablement accélérée. Tout cela est fragile et le mur se rapproche dangereusement. Face à cela, le piège pour les maisons lyriques serait de baisser le nombre de productions et de créations, de se concentrer sur quelques titres populaires, ce qui nous ferait automatiquement entrer dans une logique d’attrition… Ensuite, l’inquiétude sociologique est liée à nos modes de vie contemporains, au fait que l’opéra correspond de moins en moins à nos pratiques culturelles, notamment celles de la génération Z. Enfin, l’inquiétude esthétique renvoie au fait que de nombreuses productions d’opéra d’aujourd’hui sont souvent inaccessibles, avec des mises en scène absconses qui peuvent éloigner le public, ou au contraire excessivement conservatrices et poussiéreuses. L’équilibre est par définition très complexe à atteindre et c’est la magie du spectacle vivant. A part pour quelques grands titres ou stars mondiales, le symptôme le plus évident de ce malaise est qu’il est de plus en plus difficile de remplir les salles !

Cette raréfaction du public, qui conduit notamment à ce que vous appelez « l’hibernation » du monde lyrique, comment s’explique-t-elle ?

Les facteurs sont très nombreux, ce qui rend la situation complexe. Les pratiques culturelles évoluent ; l’art lyrique est un genre artistique « extraordinaire » au sens où il est exigeant, ce qui nourrit des stéréotypes et crée, indéniablement, des barrières. Il faut du temps pour s’approprier cette forme d’art, ce qui est difficile à notre époque, marquée par l’immédiateté. De mon point de vue, il faudrait davantage croiser les esthétiques et les genres, faire appel aux écrivains, aux cinéastes, en ouvrant davantage l’opéra sur le reste de la société, en se demandant ce qui peut déclencher, notamment chez les jeunes, la décision de franchir les portes des opéras.

Comment analysez-vous l’impact du covid sur le monde lyrique ?

D’abord, la crise n’est malheureusement pas finie. L’impact économique est évidemment terrible, et ce dans le monde entier. En France néanmoins, il l’est moins qu’ailleurs : les maisons d’opéra ne sont pas dans une situation catastrophique, notamment car les financements ont été maintenus par les pouvoirs publics locaux ou nationaux. Pour les artistes, bien sûr, la situation est plus contrastée : certains ont pu continuer à travailler, par exemple grâce à des captations et à l’inventivité exceptionnelle des maisons d’opéra auxquelles il faut rendre hommage ; mais beaucoup d’artistes ont perdu de nombreux contrats et tous ne sont pas intermittents. Le plus gros point d’interrogation pour l’avenir reste la relation avec le public : malgré la réouverture des salles, les salles sont loin d’être pleines et, partout, le nombre d’abonnés a fondu. Il est à craindre que la crise ait abîmé le lien entre les opéras et leur public, en jouant le rôle d’« accélérateur de périls ». C’est ce lien qu’il faut rebâtir et cela prendra du temps !

Pour faire face à ces défis, vous envisagez de multiples pistes dans votre ouvrage, à divers horizons temporels. Quelles sont les orientations prioritaires à privilégier selon vous ?

La priorité – car les opéras auront toujours besoin de soutiens publics, directs ou indirects – est de convaincre, en particulier les pouvoirs publics nationaux et locaux mais aussi les entreprises et les mécènes, qu’il faut investir dans l’art lyrique et que cela vaut le coup, en matière d’attractivité, de rayonnement, d’emploi, etc. Pour y arriver, il faut aussi que les maisons d’opéra redeviennent des « hyper lieux », comme au XIXe siècle, des lieux de création, effervescents, de vie sociale, où se rencontrent les spectateurs de toutes origines … Evidemment, le point essentiel, pour attirer le public, comme les mécènes d’ailleurs, c’est d’avoir un projet artistique ambitieux, cohérent et qui résonne avec la société. Toutes les autres pistes souvent évoquées – le streaming, la baisse des coûts, la mutualisation et les coproductions – n’auront de sens que si les questions d’investissements publics et d’attractivité pour le public trouvent une réponse.

Vous évoquez dans votre ouvrage la nécessité de capitaliser sur la « magie » de l’opéra : est-ce que la numérisation peut en être l’un des vecteurs ?

Bien sûr. Mais il faut redire que, de mon point de vue, rien ne remplacera jamais le spectacle vivant, vu, vécu et entendu physiquement dans une salle, avec d’autres spectateurs à côté de soi. Le numérique a de multiples impacts sur les maisons d’opéra. Si des enjeux techniques et financiers se posent d’abord, qu’il s’agisse de coûts importants à consentir ou d’épineuses questions de droits ou de gestion des données spectateurs, il est évident que l’économie du spectacle doit se saisir de ces nouveaux outils et que tous les opéras le font déjà, à des degrés variables. Le numérique est une réelle opportunité pour nourrir et même faire évoluer la relation du spectateur au spectacle d’opéra. L’expérience en streaming reste selon moi à approfondir : pourquoi ne pas pouvoir chatter avec les artistes après le spectacle ou discuter en ligne entre spectateurs par exemple ? Les maisons d’opéra sont déjà engagées sur la voie du streaming mais des foyers d’innovation restent à explorer !

Une relation revigorée de l’opéra au public passera aussi par la démocratisation de l’accès à l’opéra… Quels leviers identifiez-vous ?

Le premier levier, c’est l’éducation artistique et musicale. Je pense que dans un pays comme le nôtre qui compte une trentaine de maisons d’opéra, tous les enfants et adolescents devraient se rendre à l’opéra une fois par an pendant leur scolarité, comme c’est le cas, la plupart du temps, pour le théâtre. Le terrain serait évidemment préparé en amont par les enseignants, en lien avec les professionnels du spectacle qui apprécient toujours le contact direct avec les plus jeunes. Deuxième levier : il faut encore davantage de propositions artistiques qui parlent à la jeunesse. C’est un enjeu directement lié à la création : les maisons d’opéra ont les moyens de proposer ou de créer des opéras liés à ce qui intéresse les jeunes d’aujourd’hui, allant des grands classiques de la littérature que tout le monde fréquente au collège jusqu’aux séries les plus populaires ! Comme certaines le font très bien, les maisons d’opéra peuvent accueillir des soirées mêlant les arts et des artistes qui ne sont pas issus du monde de l’opéra … Il ne s’agit pas de remplacer l’opéra par autre chose et de donner moins de lyrique… mais de compléter l’offre artistique par de nouvelles propositions. Bien sûr, il y a aussi le levier du prix, même s’il faut contester le stéréotype de l’opéra exorbitant : dans toutes les maisons d’opéra, le prix d’un billet est bien moins élevé qu’une place pour un match de foot !

Côté management des maisons d’opéra, est-il nécessaire de repenser la relation des maisons d’opéra avec les chanteurs et de récréer des troupes comme l’étudie l’Opéra de Paris ?

Il faut se garder de réponses toutes faites : tout dépend de la maison d’opéra, de son modèle de production (saison ou répertoire), du pays ou même de la ville… De nombreuses raisons plaident néanmoins en faveur de la troupe, notamment en ce qui concerne la formation et l’insertion des jeunes chanteurs qui est un enjeu majeur dans ce contexte de crise. Tous ceux qui sont passés en troupe soulignent qu’il s’agit d’une formidable manière d’apprendre le métier, le répertoire, de chanter aux côtés d’artistes expérimentés, etc. Pour les maisons d’opéra, c’est certes une nouvelle source de coûts fixes mais c’est aussi l’opportunité d’avoir des doubles distributions, de se doter de doublures à disposition en cas de pépin… Les limites de ce système sont toutefois connues, a fortiori dans un contexte de plus en plus mondialisé qui fait que les chanteurs passent d’une ville à l’autre d’un soir à l’autre et que la diversité des chanteurs de production en production est aussi une demande du public … En tout état de cause, le débat mérite d’être ouvert.

La ministre de la culture vous a confié, dans le cadre de vos fonctions de président du Centre national de la musique, une mission sur la prévention et la lutte contre les violences et le harcèlement sexuels et sexistes dans le monde de l’art lyrique. Qu’est-ce qui a pu être mis en place ?

Cette mission nous a été confiée par la ministre de la culture à la suite de l’affaire de L’Inondation à l’automne 2019, avec un objectif précis : l’élaboration d’un protocole de prévention et de lutte contre les violences et le harcèlement à caractère sexuel ou sexiste. Nous avons mené une concertation intense avec la profession dans sa grande diversité et avons abouti à un protocole qui comprend un ensemble d’engagements que les maisons d’opéra – comme toutes les institutions qui proposent une offre musicale, d’ailleurs – doivent respecter depuis le 1er janvier 2021 pour percevoir des fonds publics. Concrètement, ce protocole prévoit des obligations en matière d’information des salariés, de formation des dirigeants, des mécanismes de prévention et des process de prise en charge des victimes. Lorsqu’un spectacle utilise des scènes de nu ou à caractère sexuel, les maisons d’opéra doivent ainsi se doter d’un plan de prévention spécifique avec, notamment, un référent pour suivre la production, de sa conception jusqu’à la dernière représentation, accompagner et conseiller les équipes….  Il y a là un enjeu d’exemplarité pour ces maisons qui, pour exceptionnelles qu’elles soient, ne doivent pas être à l’écart de nos sociétés.

Propos recueillis le 25 novembre 2021.

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