Face à un nouvel enregistrement d’œuvres qui figurent au panthéon des plus célèbres du répertoire religieux de leur époque, on peut – à juste titre – se demander ce qui restait à faire. Pourquoi continuer d’aborder au disque des pièces qui ont déjà fait l’objet de captations de très grande qualité ? Est-il encore possible d’innover ? Et, s’il est encore possible d’innover, comment ? Alors qu’intuitivement l’innovation suggère une fuite vers le futur, l’enregistrement proposé par Marie Van Rhijn pose des choix qui, au contraire, se tournent vers le passé et, pourtant, permettent d’offrir un disque qui se démarque notablement.
C’est en effet avec le Stabat Mater de Pergolèse que les parisiens découvrent la musique italienne et les castrats. Or, si l’enregistrement mobilise bien un soprano et un alto, ce sont deux hommes qui assument ces voix. Alors que les enregistrements avec soprano femme et contre-ténor sont nombreux, il est rare (et, à notre connaissance, peut-être même exceptionnel – la version proposée par René Jacobs et Sebastian Hennig offre un duo remarquable mais à certains égards surprenant entre la haute-contre et un garçon alors âgé d’une quinzaine d’années) que les deux voix soient tenues par des hommes vocalement mûrs. Ainsi, Marie Van Rhijn a eu à cœur de proposer une interprétation conforme à ce qui a pu être exécuté en France au 18e siècle où – c’est bien connu – les femmes étaient exclues du chant durant le offices. Et elle y réussit magnifiquement.
La structure même de l’enregistrement fait écho aux pratiques musicales de l’époque. Si l’insertion du premier mouvement du joyeux Concerto en do majeur pour violon, orgue et violoncelle entre deux pièces vocales marquées par une tonalité sombre (fa mineur) peut de prime abord étonner, l’apparente contradiction se résout quand on se rappelle que des mouvements instrumentaux étaient régulièrement insérés pendant la messe ordinaire qui – naturellement – permet des moments plus légers. Cette transition est du reste habilement opérée par le motet In furore iustissimae irae qui articule les thèmes de la crainte de la puissance divine et de la joie du pardon pour se clore par un Alleluia virtuose et parfaitement maîtrisé.
L’interprétation proposée trouve un bel équilibre entre intériorité et démonstration, « entre la solennité du caractère sacré et l’aspect opératique de l’écriture musicale »[1]. À cet égard, le choix des pièces n’est sans doute pas sans rapport avec le lieu de l’enregistrement. La Chapelle royale de Versailles cristallise en effet la rencontre en un même lieu de la dévotion sincère et de l’ostentation assumée. De même, les ornements vocaux sont sobres et maîtrisés sans toutefois être abusivement réduits. Au rang des nombreuses qualités de cet enregistrement, on souligne encore l’exploitation habile de l’acoustique du lieu, notamment dans le choix des tempi qui permettent d’offrir une grande lisibilité à l’enregistrent sans perdre le grain apporté par l’acoustique de la Chapelle royale.
Entre un Cuius animam gementem vif et incisif chez Pergolèse – on se souvient du texte : « Là mon âme affligée et inconsolable fut percée de ce glaive, que le saint vieillard Siméon lui avait prédit » –, un Quae moerebat et dolebat dont l’interprète semble sincèrement scandalisé – « Quel était son accablement et sa désolation, lorsqu’elle voyait son Fils et son Dieu souffrir le plus honteux supplice ! » – et un Fac ut ardeat cor meum – « Faites par vos prières que mon cœur soit embrasé d’amour pour Jésus-Christ mon Dieu, afin que je ne pense plus qu’à lui plaire » – qui semble s’adresser aux foules avec ferveur, les interprètes rendent justice au très beau texte de Jacopone da Todi. Souhaitant mettre en évidence le dialogue qui se noue entre l’orchestre et les chanteurs, Marie Van Rhijn a choisi de réduire le continuo à son plus simple effectif et, ainsi, laisser les violons se joindre aux voix « dans un fragile et bel équilibre »[2]. Les phrasés et les appuis sont clairs et pertinents, permettant une vraie communion entre orchestre et voix.
Samuel Mariño et Filippo Mineccia font preuve d’une grande intelligence musicale. La technique est impeccable, toujours au service de la musique et du texte. Le In furore iustissimae irae du premier permet d’apprécier un timbre clair, une voix bien accrochée, qui brave sans difficulté apparente ce motet tout en vocalise. L’interprétation, sensible à la douceur du Tunc meus fletus, l’amènera parfois à légèrement détimbrer quelques notes. Dans le Stabat Mater de Vivaldi, le second offre un timbre plus chaleureux, une voix ronde et colorée dont le très léger vibrato (et sans doute l’acoustique du lieu) permet d’apprécier les harmoniques. Les deux voix se marient remarquablement dans le Stabat Mater de Pergolèse.
Si le pari était risqué, la réussite semble totale. C’est, à notre sens, une version qui ne tardera pas à s’imposer au rang des références incontournables que Marie Van Rhijn, l’Orchestre de l’Opéra Royal, Samuel Mariño et Filippo Mineccia nous offrent sous le label Château de Versailles spectacles.
[1] M. Van Rhijn, « Douleur, splendeur et filiation », notice du CD Pergolèse – Vivaldi. Stabat Mater pour deux castrats, Château de Versailles spectacles, p. 6.
[2] Ibid., p. 7.