L’Opéra national du Rhin a choisi d’ouvrir l’année 2022 avec la création française de Die Vögel de Walter Braunfels (du 19 au 30 janvier à Strasbourg, les 20 et 22 février à Mulhouse). L’Avant-Scène Opéra lui emboite le pas en consacrant son 325e numéro à cet opéra longtemps frappé d’ostracisme, injustement méconnu. Voici 5 raisons de le (re)découvrir.
1. Si vous aimez Wagner (et Strauss)…
Avec Die Vögel (Les Oiseaux), représenté la première fois le 30 novembre 1920 à Munich, Walter Braunfels refuse de céder aux sirènes de l’atonalisme pour s’inscrire dans le courant postromantique aux côtés de Richard Strauss ou Erich Wolfgang Korngold – La Femme sans ombre est antérieure d’une année ; La Ville Morte sera créée quelques jours plus tard à Hambourg. Né à Francfort-sur-le-Main en 1882, mort à Cologne en 1954, contemporain donc d’une époque où le dodécaphonisme et le sérialisme s’érigeaient en règle, Braunfels considérait la seconde école de Vienne comme « un jardin dans lequel ne poussent que des cactus ». Une représentation de Tristan und Isolde en 1905 avait décidé de sa vocation. Biberonnée aux leitmotivs, sa musique aime confier la mélodie à l’orchestre sans s’écarter du cadre de la tonalité dans un souci de continuité du discours et d’intelligibilité du texte. Amateur de voix héroïques et d’orchestre luxuriant, ne pas s’abstenir. Coulé dans ce moule post-wagnérien, Die Vögel parvint même à éclipser lors de sa création les opéras de Richard Strauss.
2. Si vous aimez Aristophane…
Moins connu des amateurs d’opéra qu’Euripide dont il fut le contemporain, et auquel on doit Alceste, Elektra et les deux Iphigénie – en Aulide et en Tauride –, Aristophane est considéré comme le plus grand représentant de la comédie grecque antique. Ce poète, né à Athènes vers 445 et mort vers 386 avant J.-C., a écrit une quarantaine de pièces dont seules onze nous sont parvenues. Son œuvre coïncide avec les années glorieuses de la démocratie athénienne, sous l’administration de Périclès. De nouveaux modes de pensée émergent ; les mœurs évoluent ; Aristophane choisit d’en dénoncer par le rire les effets pervers. Daté des Grandes Dionysies de 414 av. J.-C., Ὄρνιθες (Les Oiseaux) s’abrite derrière la parodie des orphiques – une secte qui croyait le monde né d’un œuf originel – pour proposer une vision de la cité idéale. Hoffegut et Ratefreund, deux citoyens d’une grande ville, s’aventurent dans le monde des oiseaux à la recherche d’un royaume d’où ne seraient bannis ni l’amour, ni la beauté. Les dieux, en la personne de Zeus, mettront un terme à une utopie qui ne saurait être terrestre. Drôle d’argument pour un opéra ? Pas tant que ça ; Hugo Wolf, avant Braunfels, avait été tenté par le sujet.
3. Si vous aimez les oiseaux…
Nombreux sont les opéras qui donnent la parole – chantée – aux animaux. Jean-François Lattarico leur a consacré un ouvrage dont on recommande la lecture (Le Chant des bêtes, Essai sur l’animalité à l’opéra – Classique Garnier, 2019). Dans la catégorie des bêtes à plume, s’imposent le Waldvogel de Siegfried, le Coq d’or de Rimski-Korsakov, le Rossignol de Stravinsky et celui de L’Enfant et les Sortilèges, le Pivert, la Chouette, le Geai et la basse-cour de La Petite Renarde Rusée, le Faucon de La Femme sans ombre, etc. Aucun cependant ne compte autant d’oiseaux que Die Vogel. Jugez-en : Rossignol, Roitelet, Huppe, Grives, Aigle, Flamant, Corbeau, trois Hirondelles, quatre Torcols, deux Mésanges, deux Vanneaux sans parler du chœur de Colombes, Fauvettes, Coucous, Piverts, Ibis, Grues, Cigognes, Canards… Mais la singularité première de cette volière est de n’être pas uniquement interprétés par des voix féminines, contrairement aux opéras cités plus haut. La distribution aviaire comprend aussi des ténors (Flamant, Torcols), des basses (Vanneaux, Corbeau, Aigle) et un seul baryton – Huppe, le roi des oiseaux. A tout seigneur…
4. Si vous aimez les sopranos coloratures…
Que le Rossignol dans Die Vögel soit confiée à une voix de soprano colorature semble tomber sous le sens. Le genre du rôle est du féminin*. Surtout, quelle autre tessiture pour traduire le chant d’un oiseau dont le nom a engendré le mot « rossignolade » employé dès qu’il s’agit de désigner un gazouillement virtuose. Ce choix tombe d’autant plus sous le sens que l’opéra comporte peu de voix aigüe et que la relation amoureuse avec Hoffegut, humain au masculin, ne pouvait se concevoir autrement dans un monde qui n’était pas encore LGBTQI+. C’est donc en toute logique que le Rossignol volette, au-dessus de la portée jusqu’au contre-mi bémol, et que son gazouillis, en une imitation assumée de la nature, use de toutes les figures de style dévolue à sa tessiture : trilles, vocalises, notes piquées, etc. Les amateurs de haute-voltige se rendront directement au prologue, sans passer par la case prélude, pour un premier air dont les multiples acrobaties n’excluent pas la Sehnsucht, sorte de nostalgie germanique qui imprègne la partition. Rendez-vous aussi au début du second acte où le duo extatique entre la Rossignol et Hoffegut, d’une durée de 25 minutes, est souvent comparé à celui de Tristan und Isolde. Excusez du peu…
5. Si vous aimez sortir des sentiers battus (sans trop vous en écarter)…
Représenté après sa création plus de cinquante fois en deux ans, en Allemagne mais aussi à Vienne, Die Vögel quitte l’affiche dès 1926 pour ne reparaître, à peu d’exception près, qu’en 1971 à Karlsruhe, puis en 1991 à Brême, un peu plus fréquemment ensuite mais rarement en dehors des contrées germaniques – Genève en 2004, Charleston en 2005, Cagliari en 2007, Los Angeles en 2009. L’opéra le plus célèbre de Braunfels aura donc attendu plus d’un siècle pour être créé en France, ce mois de janvier à Strasbourg. Pourquoi tant d’intermittence ? Pour plusieurs raisons distinctes. D’origine juive par son père, Braunfels bien que converti – par opportunisme ? – au catholicisme, fut mis à l’index par le régime hitlérien après avoir refusé de composer l’hymne du parti national-socialiste allemand, et carrément catalogué en 1938, parmi les « musiciens dégénérés » du 3e Reich. Retiré dans son village natal, il continua de composer à l’écart de toute vie publique, ce qui ne contribua pas à la diffusion de ses œuvres. Pour ne rien arranger, sa musique, héritière du romantisme allemand, fut rejetée par les partisans de la modernité et de l’avant-garde viennoise. Enfin Die Vögel, avec sa vingtaine de solistes, son chœur, ses personnages dansés et son orchestre wagnérien, est un opéra qui nécessite un effort économique et logistique auquel tous les théâtres ne peuvent consentir, d’autant que son sujet impose sinon des décors, du moins des costumes élaborés. Il est temps à présent de donner à cet opéra, en France pour le moins, la nouvelle chance que le seul enregistrement existant (Decca, 1996, vivement recommandé) ne lui a pas suffisamment accordée.
* L’Avant-Scène Opéra fait d’ailleurs le choix de féminiser le nom, déjà féminin en allemand, car « le personnage, que la légende dit né de la métamorphose d’une femme mallheureuse […] n’est pensable que comme figure féminine, aussi bien dans le rôle qu’elle joue vis-à-vis de Hoffegut, que dans tout ce qu’elle dit, qui ne prend sens que dans la perspective d’une énonciation féminine » (note du traducteur, page 3)