Riccardo Muti le dit volontiers ces derniers temps, il ne se reconnaît pas dans le monde actuel. Il illustre généralement son dépit en évoquant les mises en scène qui revisitent ou – pire – réécrivent les oeuvres lyriques, ce qui ne peut que déplaire à cet infatigable philologue que d’aucuns jugeront terriblement conservateur et d’autres simplement respectueux. Alors qu’il clôture la saison du Chicago Symphony Orchestra, dont il est le directeur musical depuis douze ans jusqu’à la saison prochaine, Muti souhaitait en consacrer le dernier concert à son cher Verdi et plus précisément au Bal masqué, après avoir dirigé lors des précédentes saisons Macbeth, Falstaff ou encore Otello et Aida. Or ce n’est pas le vilain virus, que le maestrissimo a contracté au moment des répétitions, qui a suscité une nouvelle polémique, mais la cancel culture qui l’a rattrapé. En cause, le livret de l’opéra créé en 1859 et qui met dans la bouche du juge qui entend faire condamner la devineresse Ulrica au tout début de l’oeuvre, les mots « dell’immondo sangue de’ negri » (du sang impur des nègres), la désignant. A Chicago, ville où la cancel culture a acquis une résonnance toute particulière ces dernières années, ces mots ne sont pas passés inaperçus. Si bien qu’une partie de la presse locale et, selon plusieurs sources, certains musiciens de l’orchestre, ont demandé à ce que cette phrase soit changée. Riccardo Muti s’y est sèchement refusé et cette décision a été abondamment reprise par la presse ces derniers jours, qui l’a augmentée des prises de position du chef sur ses habituels chevaux de bataille. Peut-être est-il utile de revenir à la source même de la position de Riccardo Muti et de relire l’intégralité de ce qu’il disait à ce propos dans une intervew au Corriere della Sera parue le 24 juin dernier, au lendemain de la première de cette série de cinq concerts :
Question : « Dans le Bal, vous avez laissé des mots que la cancel culture de bien des théâtres a changés. Et nous sommes à Chicago. La maire afro-américaine n’a pas voulu accorder d’entretien à des journalistes blancs. Tel est le climat. »
R. Muti : « Tout s’est bien passé et cette seule nouvelle est une bombe. J’ai pris cette décision au coeur des Etats-Unis. Trois chanteurs sont de couleur (sic), l’un est le personnage du juge qui doit prononcer cette phrase infâme (…) J’ai expliqué qu’elle ne reflétait pas la pensée de Verdi, tant il est vrai que d’autres, dans cette scène, défendent la devineresse Ulrica : Verdi expose à la risée de tous le racisme, la cruauté, l’ignorance du juge. Au ténor qui, je le répète, est de couleur, j’ai demandé : « as-tu des problèmes pour dire ces mots ? Il m’a répondu : « Après votre explication, non. »
Question: « Comment vit-on avec ces verrous du politiquement correct ? »
R. Muti : « Nous-autres importons surtout les choses négatives des Etats-Unis. C’est comme marcher sur des oeufs, tu dois prendre garde à ne pas dire ceci ou cela ; chaque référence, même vague, peut éveiller le soupçon, offenser, se retourner contre toi. Je suis absolument opposé aux théâtres qui maquillent et changent les mots des livrets. L’histoire, tu ne peux pas la changer. Elle doit être respectée dans son essence, dans le bien et dans le mal, pour que les prochaines générations puissent savoir. Nous n’aidons pas les jeunes de cette façon. »
Le compte-rendu du concert du 23 juin par le New York Times daté du lendemain ne fait au demeurant aucune allusion à cette polémique, rendant seulement grâce à la qualité de l’interprétation. Après tout, Muti n’a -t-il pas intitulé son autobiographie Prima la musica… ?