Chaque représentation actuelle d’un opéra de Bellini se confronte à la question de la viabilité scénique des ouvrages du divin Sicilien. Si les longues courbes mélodiques de Bellini, expression la plus sublime du bel canto, ont fait les délices des mélomanes, des chanteurs et de compositeurs comme Chopin, elles n’inspirent pas naturellement une action théâtrale. Comment habiter ces moments de pur statisme ? Comment donner vie à des personnages qui semblent s’arrêter à tout instant ? Arnaud Bernard a eu la bonne idée de prendre Bellini au mot. Puisque l’action s’interrompt régulièrement au profit de la musique, il a choisi de figer ses personnages et tout leur entourage dans des poses qui évoquent la peinture. Tout au long de ces Capuleti e Montecchi, on a donc droit à « La Ronde de nuit » de Rembrandt, aux « Noces de Cana » de Véronèse, ou à pas mal de Rubens. Le procédé fonctionne admirablement, même si sa répétition finit par lasser quelque peu. Les décors, abondamment pourvus en toiles de grande taille, et le jeu très impliqué des choristes et des solistes achèvent de rendre crédible cette réalisation, qui se signale par ailleurs par un grand classicisme. Les costumes mélangent agréablement les époques, les éclairages de Fabio Barettin sont constamment soucieux d’esthétique, et l’action demeure lisible. Sans doute n’est-ce pas ici que l’on trouvera des émotions théâtrales délirantes comme peuvent en offrir Elektra ou Boris Godounov, mais ce n’est pas non plus ce qu’on attend d’une représentation de Bellini.
La part du lion revient au chant, et il faut reconnaitre que le menu est plutot alléchant. Si Sonia Ganassi connait quelques moments de faiblesse dans le rôle écrasant de Romeo, avec des baisses de tension qui se ressentent au niveau de la justesse, ses atouts compensent largement : un tempérament scénique volcanique, une présence criante de vérité, un timbre qui reste parmi les plus beaux dans sa tessiture, et une habileté à apparier sa voix avec celle de sa partenaire, malgré la nature très différente des timbres. Tant d’engagement fait oublier ce que le travestissement peut avoir de vieillot, et les bons 15 centimètres qui manquent à ce Romeo pour avoir la taille de sa bien-aimée. Une Juliette, Jessica Pratt, dont la beauté suffoque, et à qui pas une boucle de la fameuse chevelure de Juliette ne fait défaut. L’opulence physique trouve son pendant dans un chant extrêmement charnu et aisé, ou pas une seule ligne bellinienne ne semble poser de difficulté à la soprano, qui termine la soirée aussi fraiche qu’elle l’a commencée, provoquant l’enthousiasme du public. Les duos la montrent à son meilleur, et elle est aussi à l’aise dans la jubilation que dans la détresse.
Shalva Mukeria est un peu moins à l’aise en Tebaldo, la vocalité belcantiste échappant un peu à son style très « gros », avec des aigus manquant parfois de grâce. Mais cette relative inadéquation avec le style de l’époque pèse de peu de poids face à tant de santé vocale, à tant d’éclat dans un rôle que beaucoup de titulaires ont cantonné à des incarnations bien pâles. N’oublions pas que ces Capuleti furent remis a l’honneur dans les années 60 par Claudio Abbado, avec dans la distribution un certain Luciano Pavarotti. On ne prétendra pas que Mukeria sonne comme son illustre prédécesseur, mais son approche s’inscrit dans la même lignée : puissante et solaire. Il n’y a pas grand chose à dire du Lorenzo de Luca dall’Amico, si ce n’est son impérial maintien, ni du Capellio de Rubén Amoretti, parce que Bellini ne leur a confié aucun vrai passage soliste. Tout au plus assurent-ils les clés de fa dans les ensembles, ce qu’ils font avec beaucoup de talent. Le chœur de La Fenice se montre à la hauteur des vastes fresques qui laissent déjà présager de ce que seront I Puritani. La baguette alerte d’Omer Meir Wellber équilibre a merveille drame et contemplation, sachant accélerer ou respirer avec beaucoup d’à propos, et tirant le meilleur d’un orchestre maison en progrès constant, avec une clarinette solo à se damner, et une tenue générale des plus honorables. Au final, les versions filmées de ces Capuleti ne sont pas légion, et celle-ci vient prendre son rang. Ce n’est que justice, puisque c’est dans ce même théâtre que l’œuvre fut créée en mars 1830.