Le livret de La Force du Destin est incontestablement le plus baroque parmi ceux des opéras de Verdi qui datent d’après les « années de galère ». Son accumulation un peu foutraque de scènes sans grand rapport les unes avec les autres, ses personnages qui changent sans cesse d’avis, ses impayables formules où la grandiloquence le dispute à la vacuité (« La vie est un enfer pour le malheureux », « Mourir, terrible chose »), si elles n’ont pas tari la plume de Verdi, ont découragé plus d’un metteur en scène. Personne ne savait jusqu’à présent sur quel pied danser avec cette œuvre tour à tour géniale et triviale, et les transpositions type « Regietheater » ont échoué aussi platement que les lectures littéralistes. Carlus Padrissa et la Fura del Baus ont eu la bonne idée de chercher ce qui, dans la culture contemporaine, correspond le mieux au style déjanté de l’opéra, quelque chose qui entre en résonnance avec sa matière chaotique, sa dispersion spatiale et ses sauts temporels. Assez logiquement, ils ont opté pour la science-fiction. Voilà donc Leonora et Alvaro transformés en guerriers inter-galactiques, Don Carlo optant quant à lui pour une tenue de cosmonaute au repos, tandis que le Padre Guardiano et Fra Melitone oscillent entre Obi Wan et des ensembles qui évoquent Karl Lagerfeld. Des inscriptions projetées expliquent les trous de l’intrigue avec des textes qui semblent tout droit sortis de Star Wars. Mais tout cela est réalisé avec talent et conviction, et la richesse visuelle qui caractérise toutes les productions de la Fura del Baus : acrobates, luminaires, vidéos, … L’œil est constamment à la fête, et la profusion de détails convient idéalement à l’oeuvre la plus « espagnole » de Verdi. On n’ira pas jusqu’a prétendre que ce traitement transforme La Force du destin en chef-d’œuvre de la dramaturgie, mais les 3h et quelques se regardent avec plaisir et même impatience, ce qui n’est pas courant.
Il faut dire que la fête est aussi musicale. La direction somptueuse de Zubin Mehta est comme en symbiose avec l’imagination du metteur en scène. Ce qu’on entend sortir de la fosse d’orchestre est d’une étoffe aussi riche que les décors et les costumes. A près de 85 ans, le maestro indien renoue avec ses plus beaux enregistrements lyriques des années 60 (Il Trovatore, Turandot, Aida, pour ne citer que les plus connus), avec une alliance parfaite entre la richesse de la matière sonore et l’élan dramatique, et une facon de faire « sonner » un orchestre qui n’appartient qu’à lui, naturelle et fluide. Il faudra bien un jour réévaluer l’apport du chef en matière lyrique, alors que la critique francaise l’a éreinté d’une manière parfois proprement scandaleuse. Les musiciens de l’Orchestre du Mai musical florentin ne s’y trompent pas. Loin des ukases d’un certain milieu culturel, ils savent à qui ils ont affaire, et se donnent avec ardeur. Le plaisir est palpable, dans les grandes houles comme dans les moments de méditation, et la seule bande-son du spectacle mériterait déjà une publication. Les chanteurs s’inscrivent dans la même optique de générosité, jusqu’à l’excès. On tremble plus d’une fois pour Roberto Aronica, tant on se dit qu’il va se faire exploser les vaisseaux sanguins en prenant tant de risques, mais le résultat fait se dresser les cheveux sur la tête. Certes, on n’ira pas prétendre que c’est comme ca qu’il faut chanter le rôle à chaque fois, mais que de sincérité, que d’éclat et quelle facon d’habiter son personnage, malgré quelques notes tapées à côté. Du son, Amartuvshin Enkhbat en a aussi à revendre, mais il en fait un usage très différent. Dans une veine ultra-classique, son chant est un modèle de phrasé verdien, et la réussite du spectacle doit beaucoup à la noblesse qu’il confère a chacune de ses apparitions. Saioa Hernández combine les qualités de ses deux comparses, avec une défonce vocale ahurissante (dès la premiere scène, que tant de sopranos sacrifient pour se réserver aux scènes finales) jusqu’a un « Pace, Pace » d’anthologie, et une scène du Monastère qui est à verser parmi les meilleures ; mais tout cet ouragan vocal cache un contrôle du son jamais pris en défaut et un sens du phrasé qui rappelle sans cesse le bel canto que Verdi n’avait pas quitté depuis si longtemps en 1862.
Ferrucio Furlanetto ne fait pas ses 72 ans. Même si la voix bouge un peu dans les aigus, l’assise reste impeccable, et la bête de scène n’a rien perdu de son art, qu’on perçoit déjà à sa façon d’arpenter le plateau. Le Fra Melitone de Simone Alaimo apporte une belle fraicheur à son personnage. Quant à la Preziosilla de Annalisa Stroppa, sa prestation est à l’image de sa premiere apparition : ses seins sont enflammés tout autant que son chant, et les pages franchement triviales que Verdi lui a réservées sont tout bonnement irrésistibles. Avec des rôles secondaires tous excellents (même l’Alcade de Francesco Samuele Venuti retient l’attention), des chœurs qui ne semblent pas du tout gênés par leur masque et une réalisation vidéo qui fait vivre constamment les péripéties du récit, ce DVD devient la nouvelle référence filmée pour La Force du Destin, surclassant la production de Munich qui appariait Jonas Kaufmann et Anja Harteros, très riche vocalement mais bien moins convaincante au niveau du propos.