Il est des lieux plus vénéneux que d’autres. Des salles qui semblent s’être fait une raison du tumulte et de la rumeur. Le mélomane sait, bien sûr, que le karma de Bayreuth ne s’accommode pas d’une empreinte neutre ; que partant de l’intranquillité de Wagner, du scandale qui accompagna chacune de ses créations – à domicile ou en déplacement –, des brulots antisémites, des fesses du Führer et de celles du Dr. Goebbels installées dans ses inconfortables fauteuils, aux relectures transgressives de Wieland, au Ring conspué puis idolâtré de Chéreau et de Boulez, à la première Vénus noire de Grace Bumbry, tout – absolument tout – fit scandale. D’ailleurs, ce qui ne fit pas scandale fut très vite oublié, ultime indignité.
Dans la direction artistique du Bayreuther Festspiele, aujourd’hui, apparaît cette double obsession : celle d’une communication contondante et celle de bousculer le vieil aïeul dans son idéologie rance. Chaque édition du festival étant l’occasion d’une confrontation perpétuant l’idée fondamentale du geste wagnérien, qui consiste à saisir et à remuer le spectateur. En cela, le wagnérisme d’aujourd’hui n’est pas différent de celui d’hier. Le nouveau Ring semble n’être que la dernière déclinaison de cet axiome. Un mur de contestations, des milliers de cris furieux, des interpellations en allemand (qui, dans une bande dessinée, seraient apparues en lettres gothiques) ; de mémoire de wagnérien, c’est le scandale du siècle. Le Ring de Chéreau, à côté, apparaissait comme le trot paresseux d’un poney shetland dans un champ de muguets.
Seulement, cette fois, les commentaires vont tous plus ou moins dans la même sens. Les wagnériens ne sont pas fâchés, ils sont consternés. Un idolâtre nous disait, en écrasant une larme : « au moins du temps de Chéreau, le scandale reposait sur une querelle opposant les réformateurs aux conservateurs ». Mais voilà, quarante ans de progressisme, ça use son homme. La grammaire des réformateurs est éprouvée jusqu’à la corde, elle est une vieille nappe de pilou oubliée dans une grange, rongée par les mythes ; elle est le pull-over que Pierre reçoit de Thérèse dans Le Père Noël est une ordure, avec des trous plus grands pour les bras.
Et la voilà donc, notre grammaire wagnérienne, tout empêtrée dans une conception qui n’en peut plus de ressasser les mêmes clichés. Pour s’en convaincre définitivement, il suffira de donner la parole au metteur en scène du Ring, qui déclare – le cher homme – que Wagner l’accompagne comme Netflix accompagne ses contemporains. S’il existait sur terre un tronc dans lequel les metteurs en scène avaient dû mettre un euro à chaque occurrence de cette analogie, la dette souveraine de la France serait renflouée.
Se pose enfin la question du rapport de la famille Wagner au trésor qu’elle surveille. Le gardien du temple peut-il, aussi durablement, s’inscrire dans une démarche punitive ? Le manque de tendresse vis-à-vis du patrimoine ne devient-il pas criant ? Et que faire, scéniquement, des trolls, des dragons et des walkyries apoplectiques ? Les lire au premier degré ? Suspect. Leur dessiner des moustaches ? Déjà vu. Alors ? C’est la question à mille francs.