Les sopranos masculins sont à la mode. Quelques semaines après l’album Decca du Vénézuélien Samuel Mariño (lire Non chic non genre), Erato publie Roma Travestita avec le Brésilien Bruno de Sá, juste trentenaire lui aussi, avec le soutien d’un ensemble Il Pomo d’Oro – qui a beaucoup travaillé avec une autre star du chant baroque, Jakub Jozef Orliński.
Le contraste entre les deux disques est saisissant.
D’abord le choix du programme : je ne suis pas sûr qu’en dehors de Vivaldi, Alessandro Scarlatti, Galuppi et peut-être Leonardo Vinci, même les auditeurs les plus avertis soient familiers avec les noms de Rinaldo di Capua, Giuseppe Arena ou Gioacchino Cocchi.
On sait que lorsque, en 1587, le pape Sixte V, interdit aux femmes de se produire sur les scènes des états pontificaux, les rôles féminins sont confiés à des castrats, le plus connu d’entre eux étant Farinelli (Carlo Broschi). L’interdiction vaudra jusqu’à la fin du XVIIIe siècle. C’est donc ici un bouquet d’airs écrits entre 1721 et 1760, réunis par le chanteur/danseur/musicologue Yannis François, sous un titre plus évocateur que provocateur : Roma Travestita. Avec pas moins de 7 premières mondiales au disque (sur 13 plages !).
Roma Travestita m’offre une occasion formidable de montrer aux auditeurs les différences entre les personnages masculins et féminins qu’interprétaient les castrats… Nous sommes aujourd’hui plus habitués à voir et entendre des femmes interpréter des rôles masculins que l’inverse. Les rôles féminins que je chante ici sont marqués par une certaine tendresse. La manière dont les compositeurs y jouent avec le moindre mot est fascinant.
Bruno de Sá parle et surtout chante d’or. Là où Samuel Mariño semble faire son numéro de voltige vocale, sans guère se soucier du texte ni du contexte, le soprano brésilien met un soin amoureux à phraser, orner, creuser les partitions.
L’ordonnancement des airs du programme y contribue grandement, et autant on se lassait vite de l’écoute du disque de Samuel Mariño, au point de s’interroger sur l’utilité d’un tel enregistrement, autant ici on prête une oreille de plus en plus curieuse et attentive aussi bien aux six contre-ré de l’air « Qual pellegrino errante » d’Evergete de Galuppi (plage 8), qu’à la « furie d’une femme en colère » de La bonne fille de Piccinni, naguère ressuscitée par Joan Sutherland (plage 13) ou à la virtuose incarnation d’Adelaïde – l’air « Nobil onda » – de Gioacchino Cocchi (plage 10).
On admire la lumière d’une voix qui ne paraît pas très ample (on n’a pas encore entendu Bruno de Sá sur scène) dans les deux airs si contrastés de la Griselda d’Alessandro Scarlatti qui ouvrent l’album.
https://www.youtube.com/watch?v=h0oSd1uNQII
On est d’abord surpris quand on aborde les plages 4 et 5 du disque, des extraits d’Il Giustino de Vivaldi : Jakub Józef Orliński, dans une émission restée célèbre de France Musique à Aix-en-Provence, ou encore Cecilia Bartoli ont fait un tube de l’air d’Anastasio « Vedro con mio diletto ». Bruno de Sá, quant à lui, a logiquement choisi les personnages féminins d’Arianna (« Per noi soave e bella ») et de Leocasta (« Senza l’amato ben ») qui n’ont pas été moins bien servis par le Prêtre Roux !
Mon but est de chanter ce que ma voix me permet de chanter, dixit le soprano. Il dit vrai. Tant la voix est homogène sur toute la tessiture, sans jamais rien de forcé ni d’artificiel (encore une fois le contraste avec son collègue vénézuélien est sidérant). Bernard Schreuders, rendant compte d’une représentation d’Alessandro nell’Indie au tout récent festival baroque de Bayreuth (Haute voltige et troubles dans le genre à Bayreuth) écrit : Au risque de nous répéter, la délicatesse du timbre, le naturel de l’émission, l’aisance des sons filés et des piani, déjà admirables en eux-mêmes, sont absolument uniques chez un homme évoluant dans la tessiture de soprano et ils ne laissent pas de fasciner.
Un mot encore de cet interprète fascinant qui a fait ses débuts en France au printemps 2021 sous la houlette de Philippe Jaroussky, débuts qui n’avaient pas échappé à Forumopera. On retrouvera Bruno de Sá le 24 septembre à Ambronay, le 14 octobre au festival d’automne de Tours, et le 7 janvier 2023 sur la scène du théâtre des Champs-Elysées à Paris.
Notons enfin – c’est malheureusement de plus en plus rare ! – la qualité éditoriale de ce disque. Livret trilingue y compris les textes des airs. Présentation absolument remarquable du programme par son auteur, Yannis François, qui pousse la pédagogie jusqu’à donner le contexte de chacun des airs. Alors, certes – autre contraste avec le CD Mariño ! –, il y a beaucoup moins de photos du chanteur, qui sans renoncer au travestissement de son apparence, adopte des tenues moins exubérantes que son collègue.