L’invitation emprunte des voies on ne peut plus actuelles : Facebook. Encore un de ces apéritifs géants redoutés par les pouvoirs publics ? Non, une représentation lyrique dans l’intimité d’un appartement parisien. Trois pièces en enfilade au premier étage d’un immeuble haussmannien. La première sert de scène avec côté jardin le piano, les deux autres accueillent le public, sur des coussins aux premiers rangs et des chaises hautes aux derniers. Ainsi la pente des théâtres est artificiellement recréée. Quelle que soit sa place, le confort visuel – pour le moins – est assuré. Au centre, un canapé reçoit les invités de marque. Les journalistes sont installés « au balcon », sur un tabouret. A l’entrée, on vous remet un programme dont les feuillets distribués au début de chaque spectacle par l’Opéra de Paris pourraient s’inspirer. Présentation de l’œuvre, biographie des artistes, tout y est ! La chambre sert de vestiaire. Il règne une joyeuse agitation qu’attise la proximité des coulisses. De l’autre côté du mur, les artistes se préparent. Une tête passe entre les rideaux de velours. Un éclat de rire se hisse au-dessus du murmure. Il faut arriver tôt si l’on veut gagner sa place sans ne déranger personne. Les maisons d’opéra peinent aujourd’hui à remplir leurs salles. La compagnie Fortunio joue à guichets fermés.
Depuis deux ans, Geoffroy Bertran (qui fut un de nos premiers rédacteurs) réalise un rêve qu’il avoue ancien : organiser chez lui des représentations lyriques, faisant ainsi revivre la tradition des salons musicaux et du théâtre de société. Et ça marche ! Le répertoire choisi – l’opérette et l’opéra-comique – est non seulement adapté aux lieux et aux interprètes, il sait également oser des œuvres que l’on n’applaudit pas ailleurs. Le Petit Duc de Lecocq a inauguré le principe en octobre 2012, suivi de Rose et Colas de Monsigny en juin 2013. Cet ouvrage représenté pour la première fois par « les comédiens italiens ordinaires du roy le jeudy 8 mars 1764 » était un de ceux que Marie-Antoinette aimait jouer à Trianon. Suivirent cinq représentations en février 2014 de La Chanson de Fortunio d’Offenbach, précédée d’Un Souper chez Offenbach, lever de rideau en un acte sur des airs du compositeur, dont Geoffroy Bertran a écrit le livret.
Hôte et librettiste donc mais également directeur artistique, baryton, metteur en scène, le fondateur de la Compagnie Fortunio signe aussi les décors et l’on suppose que pas un seul des costumes ne sort de l’atelier sans qu’il en ait validé la tenue. Aux piliers de la troupe – la mezzo-soprano Charlotte Mercier, la soprano Marie-Amélie Tek, le ténor Xavier Meyrand, le fantaisiste Christophe Doînel et le pianiste Frédéric Calendreau – s’adjoint selon les besoins un petit chœur. Des artistes plus renommés viennent parfois prêter leur concours, comme Lucile Richardot et Flannan Obé, souvent applaudi au Ranelagh ou aux côtés des Brigands à l’Athénée. En plus d’interpréter le rôle de Robert Perceval (en alternance avec Mathieu Muglioni), le baryton a participé à la scénographie de Passionnément, la dernière réalisation et le premier spectacle officiel de la Compagnie Fortunio.
Vient en effet un moment où le succès oblige à sortir de la clandestinité. Afin de doter sa compagnie d’un cadre juridique, Geoffroy Bertran a créé en 2014 une association dont l’objet est de « faire vivre le répertoire français d’opéra-comique et d’opérette, du XVIIIe au XXIe siècle » : la Compagnie Fortunio. Plus qu’à Musset, le nom fait référence à Offenbach et Messager. Il s’agit à présent d’accompagner le développement de cette jeune organisation. Un site Web est en cours de construction : www.compagniefortunio.fr. Certains spectacles pourront désormais s’aventurer en toute légalité hors de l’intimité domiciliaire. Savoir cependant que « la création des spectacles continuera d’avoir lieu dans les salons du directeur » rassurera les fidèles de la première heure, ceux qui s’empressent de réserver leur place, sitôt l’invitation reçue, quelles que soient d’ailleurs les raisons de leur empressement : l’assurance de partager un bon moment, le goût de la musique, du théâtre, de l’insolite, la découverte de partitions méconnues, le privilège « d’en être », l’amitié ou encore, le plaisir, la représentation terminée, de pousser les chaises, tirer la table, sortir les bouteilles, les tartes et cakes salés, les gâteaux préparés comme à la kermesse et de festoyer dans la bonne humeur. Quelles que soient les motivations donc, ils en redemandent. Nous aussi.