Valentin Silvestrov est sans doute, avec son quasi-contemporain Arvo Pärt, le compositeur le plus joué et le plus connu de l’ancienne sphère d’influence soviétique. La tragique actualité de la guerre en Ukraine a offert au compositeur né à Kiev en 1937 une notoriété, une célébrité même, qu’il n’eût pas imaginée ni recherchée.
Le compositeur ukrainien, 85 ans depuis le 30 septembre, qui a finalement été contraint à l’exil en mars dernier après l’invasion russe, a fait partie, dans ses jeunes années, de ces petits groupes de créateurs qui, dans les républiques soviétiques périphériques, à l’abri de la censure de l’Union des Compositeurs de l’URSS, poussaient la recherche sur les structures, sur le son, dans la filiation de Darmstadt. Comme un Penderecki en Pologne. Il a fait le bonheur du catalogue ECM qui est son éditeur quasi-exclusif depuis le mitan des années 90.
Cette « nouveauté » du disque, éditée par la radio bavaroise, n’est est pas une en réalité. Il s’agit de l’enregistrement d’un concert du 17 juin 2011 à Munich, qui n’aurait peut-être pas été publiée au disque, compte tenu de la notoriété relative des interprètes, sans les sinistres circonstances qui ont remis Silvestrov au premier plan (on peut faire le parallèle en littérature avec la soudaine célébrité de l’écrivain Andrei Kourkov !).
Requiem pour l’amour perdu
En mai 1996, l’épouse du compositeur, la musicologue Larissa Bondarenko, meurt à l’hôpital des suites d’une opération de routine, laissant son compagnon dans un état de profonde dépression. Trois ans plus tard, Silvestrov écrit ce « Requiem pour Larissa ».
Ne pas chercher ici une messe des morts dans la lignée des Mozart, Berlioz, Verdi ou même Penderecki, ou encore Ligeti. Plutôt une sorte de Klagendes Lied, une succession de réminiscences. S’embarquer dans l’écoute de ce disque, de cette œuvre, sans aucun a priori, ni aucune appréhension, et s’attendre à des surprises.
Le Requiem pour Larissa comprend sept mouvements. Sur le plan de la forme, les deux derniers sont comme des récapitulations, des souvenirs, des suites et des post-scriptums…, sans fin. Requiem aeternam forme les derniers et les premiers mots.
Silvestrov utilise les paroles de la messe de requiem en latin, mais par bribes, fragments, comme suspendus, « déconstruits », au bord de la dissolution. Comme si l’ensemble était dépourvu de gravité religieuse.
Le chœur mixte à cinq voix de soprano, alto, ténor, basse et basse profonde, souvent divisé, regroupé ou en voix solistes, apparaît comme une représentation des derniers jours de l’humanité. Aucun service religieux ici, l’habituelle cohérence de la liturgie se perd dans les hésitations, les balbutiements d’une parole traumatisée.
A l’intérieur même des trois premiers mouvements les atmosphères changent, passant de l’abattement, du désespoir le plus noir (les trombones glaçants du Tuba mirum, les hurlements du chœur laissant soudain place à l’éther d’un synthétiseur se faisant glassharmonica). Le Lacrimosa revêt un format plus classique, avec les voix solistes d’abord de la mezzo-soprano, puis du ténor, Silvestrov emprunte des couleurs, des harmonies à sa première symphonie (1963), que sublime le chœur de la Radio bavaroise.
Le sommet émotionnel de la pièce est peut-être atteint dans le 4e mouvement, constitué d’extraits du poème Le rêve du grand poète national ukrainien Taras Chevtchenko (1814-1861). Le ténor solo chante une longue mélopée en ukrainien accompagné du chœur à bouches fermées : « Adieu monde, adieu terre hostile / Je cache ma peine et mon tourment dans les nuées / Quant à toi, chère Ukraine, je reviendrai vers toi pour te parler / Prendre conseil et faire le deuil de notre malheur…»
https://www.youtube.com/watch?v=gWTj-lKGiXA
L’Agnus Dei qui suit juxtapose déclamation grégorienne et ornements à la Mozart (Schnittke n’est pas loin !), d’un effet plus qu’étrange, que la réverbération importante de l’église du Sacré-Coeur de Munich ne fait qu’accentuer. L’allusion à la musique du XVIIIe siècle est une réminiscence directe de la dernière œuvre – pour piano – que SIlvestrov avait écrite juste avant la mort de sa femme.
Les deux derniers mouvements, reprenant d’abord en miroir les deux premiers, puis disloquant, étirant le temps autant que le texte, au point de sembler interminables, abandonnent l’auditeur à sa solitude, à la finitude de son existence, à l’impossibilité de croire en une transcendance lorsqu’on est plongé dans le deuil.
Après la version enregistrée pour ECM en 2004 qui réunissait le chœur national et l’orchestre national d’Ukraine sous la direction de Volodymyr Serenko, cette nouvelle version enrichit heureusement la discographie du compositeur ukrainien.
Le chœur de la Radio bavaroise confirme qu’il était il y a onze ans lors de ce concert enregistré à Munich, qu’il est toujours maintenant, l’un des tout premiers chœurs symphoniques, sinon le premier, d’Europe. Quant à l’orchestre de la radio de Munich (à ne pas confondre avec l’orchestre de la radio bavaroise, dont il est en quelque sorte le petit frère) il fait mieux que jouer les utilitiés sous la conduite du chef estonien Andres Mustonen (68 ans), fervent défenseur de toute la génération des contemporains de Silvestrov (Tüür, Gubaidulina, Pärt, etc.)