Avant d’aborder pour la première fois le rôle de Lucie de Lammermoor (Tours, les 3 et 5/02 – version française !), Jodie Devos revient sur l’un des moments forts de son année 2022 : sa première création contemporaine, le rôle de Julie Follavoine dans l’ultime opéra de Philippe Boesmans, On purge bébé !
Comment s’est déroulée la préparation de votre première création ? Et les répétitions ?
Pour cette première création, j’ai eu déjà eu la chance de connaître Benoît Mernier [compositeur et ami de Philippe Boesmans, qui a terminé la partition, interrompue par le décès] qui était mon professeur d’analyse à l’IMEP à Namur. Et donc j’ai déjà eu des contacts avec lui pendant l’été pour avoir un matériel qui puisse m’aider à apprendre la partition. Quand une partition est réalisée il est maintenant possible de disposer d’une maquette sonore réalisée par ordinateur. Cela m’a permis d’avoir une idée générale de l’opéra, de la couleur, parce que sinon je me retrouve seule avec mon piano. Mais je ne suis pas pianiste et je peux à peine placer quelques accords en dessous et jouer ma ligne de chant. C’est beaucoup plus simple pour moi d’avoir une idée extrêmement précise de la couleur de la musique. J’ai donc préparé cet opéra principalement toute seule avec cette maquette, et mon piano. J’ai vu un chef de chant une fois mais je n’avais pas beaucoup de temps. Pour les répétitions, nous avons eu beaucoup de coaching musicaux avec les 2 pianistes fourni par la monnaie, Thomas Palmer et Frédéric Calandreau. Egalement avec Bassem Akiki, notre chef, qui a été absolument adorable de patience et de bienveillance avec nous. Nous avons donc appris l’opéra sur place, ce qui est très différent d’une œuvre du répertoire, où on arrive et on est complètement prêt. Les répétitions ont été extrêmement éprouvantes en ce qui me concerne. C’était très fatiguant mais absolument passionnant, par cette différence avec le répertoire courant. Je pense que je n’ai jamais fait autant fonctionner mon cerveau à un tel rendement pour consolider la mémorisation de l’opéra, pour corriger les fausses notes qui avait été apprises et mettre tout ça en scène. C’était très intense. Comme il s’agit de Feydeau le rythme est extrêmement soutenu, mais nous avons bien ri et l’ambiance était très détendue.
Jean-Sébastien Bou, Jodie Devos et Denzil Delaere © Simon Van Rompay – La Monnaie
Que ressent-on d’avoir un rôle écrit sur mesure pour soi ?
J’ai en fait seulement réalisé sur place que le rôle avait été écrit pour moi. Je pensais qu’il avait été écrit pour une soprano colorature, sans me rendre compte qu’il avait en fait ma voix et mes possibilités vocales en tête. C’est une grande fierté et puis c’est un honneur d’avoir son nom écrit dans la création des rôles. C’est vrai qu’on voit ceux de nos aïeux, oubliés pour la plupart. C’est un plaisir et un honneur donc d’avoir une page blanche, de pouvoir créer chaque petite inflexion de couleur, de rythmique pour un rôle.
Bassem Akiki (le chef d’orchestre) explique que la partition tisse un lien très fort entre la fosse et la scène. Avez-vous eu l’impression de faire partie de l’orchestre ?
Je n’irai pas jusque là, par contre c’est vrai que l’orchestre a donné tout de suite une richesse et une facilité de jeu, et cela ajouté une couleur que le piano ne peut pas donner. Cela dit, la version chant et piano était extrêmement bien réalisée – il faut le dire aussi parce que ce n’est pas toujours le cas. Quand l’orchestre est rentré nous étions extrêmement bien préparés. En tout cas c’était de la musique de chambre. Pour ce genre de musique on aurait pu avoir encore 5 jours de répétition en plus pour pouvoir aller encore plus loin mais cela nous a donné beaucoup d’inspiration pour jouer. Les percussions, par exemple qui sont très présentes dans la partition, ont apporté beaucoup d’humour au caractère musical de l’œuvre et cela nous inspiré encore plus.
Jean-Sébastien Bou et Jodie Devos, sous le lit de bébé © Jean-Louis Fernandez – La Monnaie
La pièce met aux prises deux parents qui se déchirent parce qu’ils évoluent dans des logiques totalement différentes. Vous avez pu vous identifier à cette mère surprotectrice et trop permissive ?
C’est compliqué pour moi parce que je ne suis pas mère dans la vraie vie ; ce qui est sûr c’est que j’ai pu m’identifier à elle dans l’énergie de son caractère. Ça me ressemblait dans le fait de pouvoir fulminer et vouloir toujours avoir raison. Je pourrais peut-être mieux répondre à cette question si je reprends ce rôle plus tard dans ma carrière en ayant des enfants. Mais je ne crois pas que ce serait le genre d’éducation que je voudrais donner à mon enfant. C’est toujours compliqué de se mettre à la place d’un vrai parent.
La sujet comique occulte un peu la splendeur de la musique. Qu’avez-vous pensé de la partition de Boesmans ?
C’était la première partition de Boesmans que je découvrais. Je connais très peu sa musique, voire pas du tout. Pour moi la musique contemporaine c’était un peu une boîte obscure dans laquelle je n’avais pas beaucoup envie d’aller regarder. En fait Philippe Boesmans m’a fait découvrir toute la richesse que peut avoir la musique contemporaine, ce côté extrêmement moderne. Et il m’a un peu réconciliée avec ce répertoire. C’est surtout lui qui m’a fait aimer cet art de la citation qui est lui est propre et qui est bien reconnu chez lui. Et pourtant il arrive à broder une musique intelligente et délicate autour de ces citations, une musique qui raconte vraiment l’histoire, qui nous laisse respirer, qui est étonnamment facile à chanter. Quand j’ai eu la partition j’ai eu un peu peur, parce que c’est extrêmement aigu. Je me suis dit que je n’arriverais jamais à chanter ça. Et en fait on sent tout son amour de la voix, sa vraie connaissance de la voix. C’est un vrai compositeur d’opéra et je trouve que cette partition est à découvrir encore et encore. Une seule écoute ne suffit pas, on ne peut pas se faire une idée de On purge bébé ! en une seule écoute. Après plusieurs mois on découvrait encore des choses. Quand on va faire la reprise à Lyon je vais encore découvrir de nouvelles choses. J’ai vraiment ce regret de n’avoir pu échanger avec lui sur l’œuvre, de ne pas l’avoir eu avec nous en répétition pour pouvoir lui parler de cette musique et qu’il nous nourrisse encore plus de ses idées. C’est une musique extrêmement théâtrale, pleine de richesses et qui mérite d’être écoutée attentivement sans s’attacher au comique de la pièce de Feydeau.
Julie Follavoine est un rôle très lourd avec une présence presque constante sur scène, mais vous n’avez pas de grand air. Cela ne vous a pas manqué ?
Étonnamment cela ne m’a pas manqué du tout de ne pas avoir d’air. Moi, ce que j’aime dans l’opéra c’est le jeu, j’aime les grands airs mais le fait de ne pas en avoir enlève énormément de pression. On est uniquement dans le jeu, pas dans la performance, cela m’a amené autre part et j’ai beaucoup aimé ça. J’aime particulièrement l’interaction avec mes collègues ; c’est ce qui me plait plus dans ce métier, pas de chanter un grand air toute seule sur une scène pendant 10 minutes. Evidemment, pour la beauté de la musique peut être que cela manque, mais cela m’a apporté beaucoup d’autres choses et cela m’a fait découvrir le plaisir d’être dans le jeu pur.
Jodie Devos et bébé (le grand !) © Jean-Louis-Fernandez – La Monnaie
L’ambiance de cette production a dû être particulière, entre rires, concentration et tristesse. Comment avez-vous vécu cela émotionnellement ?
C’est vrai que cette production a vécu ça part de drame avec le départ de Philippe, avec le départ de Patrick Davin. Cela nous ramène à notre humanité. On avait en tête toutes ces personnes, on leur a rendu hommage. On fait de la musique justement pour un peu apaiser tout ça, essayer d’oublier la dureté du quotidien et donc c’était assez particulier. On sentait cette présence-là. On a énormément ri quand même. J’ai eu le plus gros fou rire de ma carrière en répétition, avec Jean-Sébastien [Bou] où c’était presque impossible de continuer à travailler. On a fait un filage et pendant les 12 minutes du filage on n’a pas arrêté de rire. Mais on a tenu. Évidemment cela fait des souvenirs pour une vie. Pour la concentration, je rentrais de répétition complètement éreintée. Je n’avais plus de place pour autre chose que cette partition. On se réveille avec On purge bébé ! , on s’endort avec On purge bébé ! Cela a été une expérience assez extraordinaire et je ne m’attendais pas à ce qu’elle soit aussi positive. Je suis d’autant plus heureuse d’avoir eu la chance de participer à cette création.
Comment envisagez-vous la reprise à Lyon, en juin prochain ?
On envisage cela avec énormément de joie, puisqu’on va tous se retrouver là-bas. On va se faire ça assez vite, puisque tout le monde aura déjà huit spectacles à Bruxelles. On aura peu de temps de répétition mais finalement ce sera bien assez. On la prévoit déjà en grand camaraderie, avec beaucoup de restaurants à planifier, avec beaucoup de dîners entre collègues, parce qu’on devient un peu amis en passant autant de temps ensemble. En ce qui me concerne je me réjouis vraiment de la reprise.
Je me demande dans quel état sera ma mémoire au mois de mai. Peut-être que je vais écouter régulièrement l’opéra puisque cela ne dure qu’une heure et quart, ou le lire régulièrement pour le garder frais dans la tête et ne pas avoir à réapprendre dans 4 mois. Comme j’ai beaucoup de musique à mémoriser, c’est vrai que je fais souvent de la place dans mon cerveau pour les nouvelles choses et j’oublie vite ce que j’ai appris. Mais la musique contemporaine a cette particularité qu’on la travaille tellement que cela s’inscrit peut-être plus que le grand répertoire, qui s’apprend finalement plus vite et peut donc s’oublier aussi vite. Ce sera le travail du mois d’avril : remettre les pieds dans la partition.