Pourquoi aime-t-on les parutions du label Opera Rara ? D’abord parce qu’elles titillent notre curiosité, l’exacerbent autant qu’elles la rassasient ; ensuite pour leur travail éditorial. Pourquoi aime-t-on ce coffret ? Pour… Pour plusieurs raisons en fait. La première étant que c’est la première intégrale bellinienne du label.
La Straniera, c’est le maillon – l’un des premiers, en fait et, partant, pas forcément l’un des mieux connus – d’une success story ramassée en quelques chapitres ; celle de la vie de Bellini. C’est son troisième opéra – le troisième « commercial », ou « professionnel », c’est selon. Il vient directement après Il Pirata et juste avant Zaira.
Le gros – passionnant, mais réservé aux seuls anglicistes – livret qui accompagne le coffret raconte bien cette success story. Il le fait avec talent, précision et, aussi, un art de l’éclairage très subtil qui renouvelle – pour moi, en tout cas – l’image que l’on peut avoir de Bellini, qui doit sans doute beaucoup à la brièveté de sa vie en général et de sa carrière en particulier – la vieille rengaine larmoyante façon chanteuses de la « butte » du destin brisé d’un artiste fulgurant. Il en résulte, a contrario – la vision saisissante d’un jeune homme lent au travail – laborieux, dans le bon sens du terme – ambitieux, prêt pour la compétition. De quoi, donc, réviser son « Petit Bellini illustré » !
Rien n’échappera alors à ceux qui voudront faire le voyage dans cet essai passionnant, ni du caractère du compositeur, donc, ni non plus des circonstances qui ont présidé à la composition de l’opéra, depuis le choix du cast – avec, en prime le récit de la perte de Rubini – jusqu’à sa création. Voilà une première raison d’aimer le coffret !
Une autre – à tout seigneur tout honneur – vient, évidemment, de la musique même de Bellini qui gagne, selon le livret, avec cette partition ses galons de romantique parmi les romantiques. En effet, la musique est belle, fort belle même ; avec une science très fine des enchaînements et même un talent particulier pour déjouer les formes trop attendues, pour en casser le cadre, pour repousser les limites du genre et inscrire, par exemple, les arie dans des architectures originales, complexes – voir, par exemple le « Or sei pago » final d’Alaide. Tout cela innervé d’une orchestration délicate – beaucoup plus que ce que l’on admet couramment, ce que la baguette de Parry sait exposer avec brio ; bref pas mal d’inattendu et ce malgré une trame un peu lâche.
Et pourtant, toujours cette question lancinante : qui pour remplacer, aujourd’hui, les Méric-Lalande, Ungher – la créatrice de la Neuvième et de la Solemnis de Beethoven – et Tamburini de la création – et le Rubini de la reprise ? Bref, y a-t-il encore des bel cantistes en notre bas monde ? Déclinaison du pathétique – dans tous les sens du terme – « peut-on encore chanter Norma ou faut-il s’en priver ? », qui fait les beaux soirs de tous les entractes des opéras d’un certain monde. Oui sans doute ; au moins si l’on écoute ce coffret !
Oui, si l’on considère que Schmunck parvient à se payer avec une élégance royale, solaire, un rôle de ténor romantique sans aria – et Dieu sait qu’ils sont rares – en arrivant, justement, à le faire oublier. Et cela sans esbroufe ! Est-ce que ce n’est pas beau, déjà ? Oui encore, si l’on veut bien écouter Mark Stone qui fait un Valdeburgo un peu rude – et sans vrais sortilèges vocaux – mais finalement fort bien chantant et suprêmement engagé – par exemple dans le « Terzetto » qui clôt l’acte I. Seule peut-être Enkeljeda Shkosa détonne un peu, trop mure, déjà, pour le « Nè alcun ritorna ? » d’Isoletta au II dont la cabalette est plus éprouvante que franchement musicale… Dommage pour ces pages qui annoncent, par bien des aspects, le rôle d’Adalgise – à l’autre bout de la carrière de Bellini ; c’est dire ce que cette Straniera promet de richesses.
Et Alaide ? Giuseppina Strepponi, la Tadolini mais aussi – plus près de nous – Gina Cigna, Suliotis et même Renée Fleming ont accroché le rôle à leur tableau de chasse, sans d’ailleurs que l’on s’en souvienne vraiment – exception faite de Scotto et Caballe et cela peut-être simplement parce qu’elles ont été enregistrées et que leurs disques n’ont jamais complètement quitté les bacs.
Résumons en disant que Ciofi y est excellente. Ce dès sont entrée – cd 1, plage 5 – avec d’extraordinaires trilles noyés de brume, comme parcourus d’éclats lunaires ; et jusqu’à son exceptionnel « A sei pago » final. Ici, la voix est pleine, posée, reposée – ce n’est pas toujours le cas – avec cette espèce de lumière sombre, cette pulvérulence du timbre, cette poésie noire qui sont un peu sa marque de fabrique, diffractant le rôle en une galaxie de poussières de sons et de mots. Et toujours ces irisations, cette technique parfaitement assumée qui fait que – et c’est parfois étonnant – l’artiste paraît à sa place un peu partout. Surtout le rôle, relativement central, ne surexpose pas ce qui excite souvent les détracteurs de Ciofi – qui s’accrochent à ce qui leur reste, la femme, faillible comme tout un chacun, puisque l’artiste, elle, est toujours intègre – en l’occurrence son aigu, qui ici comme souvent pourra paraître induré même s’il est, lui aussi, crânement assumé.
Un coffret nécessaire – ne serait-ce que parce que c’est le premier studio de l’œuvre – pour qui voudra vraiment connaître Bellini et le bel canto romantique.