Longtemps Jonas Kaufmann nous a semblé suspect. Sans décréter « je n’aime pas » – nous manquions d’ailleurs d’arguments pour l’affirmer – le ténor allemand, à une époque où le plumage tend à primer sur le ramage, nous paraissait trop beau pour être honnête. D’autant qu’autour de lui, de de nombreux exemples incitent à la prudence. Son Alfredo parisien, longuement commenté ici et ailleurs, divisa le Paname lyrique en deux. Nous faisions partie du clan ennemi, de ceux qui apprécient dans La Traviata des voix plus ensoleillées et ductiles car la légèreté, celle insoupçonnable de l’être, une certaine forme d’inconséquence, l’impulsivité nous semblent appartenir au jeune Germont. Mieux, elles l’expliquent. Appréciation que le présent enregistrement laisse inchangée, qui reste vraie si on l’applique au duc de Mantoue et, pour ce qui relève de la seule lumière, s’étend aux autres personnages italiens réunis ici : Rodolfo (la Bohème) et Mario (Tosca). Chez Jonas Kaufmann, le format plus héroïque que lyrique, la séduction trop étudiée leur font perdre en charme ce qu’ils gagnent en profondeur. Techniquement, les légers coups de glotte et certains effets de souffle qui troublent la ligne donnent à préférer des interprétations plus liées. Et pourtant, une fois ces réserves posées, force est de reconnaître la qualité du résultat et son intensité, encore plus flagrantes pour Don Carlo dans la mesure où le héros de Verdi se distingue de ses camarades par sa nature ambigüe : s’il chante en italien, il est d’essence française. Le portrait tourmenté que dessine le ténor, avec dans le timbre des fêlures à la Jon Vickers, donne envie d’en entendre plus.
Les airs français, une fois écarté un Faust selon Gounod trop sérieux – question de goût, on aime le « demeure chaste et pure » plus suave – laissent encore moins à redire. Prononciation impeccable, ton châtié, noblesse de l’expression, peintures d’une fulgurante vérité : tout ce que ce répertoire réclame pour ne pas sombrer dans l’afféterie est satisfait. Don José ne crée pas la surprise ; il a déjà fait ses preuves ailleurs(1) – sa valeur est connue – mais « Pourquoi me réveiller » et « Ah ! Fuyez » prennent une ampleur tragique dont on pensait Massenet incapable et l’Invocation à la nature, épirogénique, se pose en référence.
Plus encore, c’est en sa patrie – germanique – que la suprématie de Jonas Kaufmann devient incontestable. L’interprétation de « Ach, so fromm » réconcilie avec Martha. L’air envoyé avec une male fougue dans sa langue originale fait enfin oublier les « M’appari » gémis par des générations de ténors. Le Preislied tient du miracle et la scène de Max (Der Freischütz) empoigne, avec dans le récitatif des accents enfiévrés que la caresse de « Durch die Wälder, durch die Auen » vient adoucir, comme un linge humide sur un front brûlant.
A partir de là, rien ne peut faire retomber l’enthousiasme : ni la composition du programme – les airs proposés sont tous archiconnus mais la personnalité unique de l’interprète les montre sous un jour nouveau – ni la direction compassée de Marco Armiliato, ni les sonorités sirupeuses de l’Orchestre Philharmonique de Prague : cordes affectées, harpes languides, abus de rubato. Dieu soit loué ! Notre époque a aussi ses géants.
Christophe Rizoud
(1) On lira à ce sujet la critique de Carmen (DVD Decca) par François Lesueur.