L’éditeur Testament ressort des limbes une pièce tout à fait extraordinaire: Rudolf Kempe dirigeant le Ring à Covent Garden, dans une distribution de rêve. Le chef est un wagnérien de premier ordre, ayant oeuvré à Bayreuth entre 1960 et 1967, appelé par les Wagner, alors qu’il s’était précédemment vu proposer le poste de directeur musical de Covent Garden. Ce document est d’un intérêt de tout premier ordre, parce qu’il propose de découvrir un Ring de haut vol, qui, selon la presse de l’époque, renouait avec la qualité d’avant-guerre.
Comment parler de la maîtrise de Kempe? Toujours infiniment soucieux de précision (il se plaignit à la fin de sa carrière du manque de nuances dans l’orchestre de Bayreuth), il propose ici une des directions les plus fines et les plus nuancées qui soient. L’orchestre de Covent Garden est d’une exactitude et d’une justesse (mis à part quelques couacs incompréhensibles, au vu du bilan général) qui surpasse bien des enregistrements contemporains. On redécouvre presque le Ring, tant la mesure du chef, son respect de l’oeuvre, sa lecture transforment la tétralogie, et en font ressortir des couleurs insoupçonnées. Froide mesure? Au contraire, c’est ce souci du détail qui lui permet de libérer sa direction pour des inflexions et dynamiques sublimes: successivement mordant, puis méditatif, incisif, puis voluptueux, éclatant, puis sombre et terrifiant, Kempe opère dans la fosse à la fois comme un chef symphonique et comme un dramaturge, proposant parmi les plus beaux coups de théâtre jamais entendus, parce que capable de cette extrême retenue qui rend le tout si contrasté.
La distribution est un véritable sommet, Bayreuth transporté au Royal Opera. Un fabuleux document pour découvrir les jeunes Brigit Nilsson et Wolfgang Windgassen. Celle-ci est absolument resplendissante, solaire, radieuse; peut-être le sera elle plus encore chez Böhm quelques années plus tard, mais on la trouve ici avec des harmoniques et inflexions qu’on ne lui connaissait pas. Wolfgang Windgassen, lui aussi dans ses premières années wagnériennes, mais déjà au sommet de son art, offre déjà, par son timbre unique, son Siegfried éternel. Et puis c’est une magnifique occasion d’avoir un Hans Hotter bien mieux en âge de chanter Wotan que chez Solti, la voix beaucoup moins vieillie, malgré quelques défauts déjà présents: on peut enfin apprécier pleinement toute l’intelligence et le talent de l’interprète, un dieu véritablement dieu, autoritaire, profond et pourtant terriblement humain. Il faut entendre son dialogue avec Fricka ou son « Die Augen Leuchtendes Paar » pour se rendre compte du génie de cet immense chanteur. Les deux jumeaux sont bouleversants: quelle générosité et quelle opulence dans le timbre de Ramon Vinay, tandis que la voix aux accents un peu pointus de Sylvia Fisher est absolument idéale pour Sieglinde, rappelant sans cesse la fragilité de la soeur et l’urgence de la situation. On l’aura compris, c’est une distribution de rêve qu’on nous offre ici. Soulignons encore l’excellence de rôles secondaires: le début du Crépuscule des dieux n’a jamais paru aussi intense, tant chacune des Norne est engagées et incarnées. De même pour les dieux mineurs du Rheingold, idéaux, et les filles du Rhin, où un nom bien connu fait ses débuts.
Il existe plusieurs classes de disques. Il y a ceux qu’on écoute avec plus ou moins de bonheur, puis qui se rangent et se ressortent quelquefois. Il y a ceux qu’on n’aime carrément pas et puis, il y a ceux qui sont si riches, si immenses, qu’on aimerait avoir en face de nous les artistes, les ingénieurs, les producteurs; bref, tous ceux qui y ont participé pour leur dire Merci. Le Ring de Kempe, sublime témoignage, offrant l’oeuvre dans une pathétique et bouleversante nudité, fait indéniablement partie de cette dernière catégorie… pour autant qu’on fasse l’impasse sur le son qui, malgré un très bon repiquage, manque trop souvent de dynamique et de brillance pour nous immerger sans réserve dans cette version.
Christophe Schuwey