Avant Birgit Nilson, Gwyneth Jones et Hildegard Behrens, Inge Borkh fut la plus phénoménale Elektra. Sa voix rare, d’école germanique, son timbre de braise, sa personnalité vocale ont marqué l’histoire du disque (enregistrement DG Böhm 1960) et de la scène, la cantatrice portant son interprétation un peu partout dans le monde. Parmi les nombreux témoignages qui nous sont parvenus (entre 1953 et 1971), le plus accompli demeure sans conteste celui de Salzbourg (7 août 1957) ou Inge Borkh comme possédée, livrait sa performance la plus hallucinée, transportée par l’orchestre en fusion dirigé par Dimitri Mitropoulos, avec la Chrysothemis incandescente de Lisa della Casa et la Klytemnästra déchaînée de Jean Madeira.
L’enregistrement qui vient de paraître succède à cette soirée mythique de quelques mois ; il s’agit d’une version de concert donnée à la Rai de Rome le 14 octobre 1957, qui propose un troisième type d’approche, après le studio et la scène. Moins enflammée que sur les planches, sa manière d’appréhender le drame s’en trouve modifiée par le calme apparent et la retenue qu’elle exprime dès son monologue d’entrée et qui confère au personnage un profil inattendu. Cette déclamation plus posée, moins exaltée, laisse dégager une désolation froide, plus souterraine qui n’attend qu’à se réveiller, l’acier trempé de l’élocution rappelant toujours à qui l’on à faire. Peu aidée par le commentaire orchestral pauvre en harmoniques et avare de couleur, plaqué sans réelle conviction par Fernando Previtali, l’interprète donne à plusieurs reprises le sentiment de s’enfoncer seule dans le drame. Jouant à la jeune fille et éclaircissant comme rarement sa voix, face à la Klytemnästra encore imposante d’Elisabeth Höngen, dont la diction saccadée est particulièrement effrayante – moins géniale cependant que Martha Mödl lors de la soirée romaine de 1965 avec Borkh et Antal Dorati au pupitre – Borkh saute sur sa proie déversant toute sa haine contre cette mère honnie en révélant enfin sa nature profonde et l’immensité de sa voix.
Voix anguleuse et tirée, aux graves émaciés, Hilde Zadek s’époumone dans la tessiture de Chrysothemis, ce qui minimise la force de la relation entre les deux soeurs. Un rien monolithique, Tomislav Neralic (Orest) donne la réplique à une Borkh magnifique dans la scène de retrouvailles, à la fois fragile et submergée.
En complément de ce concert, de larges extraits (en allemand) de la Medea de Cherubini donnée à Berlin en 1958. Ce rôle d’une difficulté extrême, immortalisé par Callas, donne du fil à retordre à Inge Borkh, notamment l’air d’entrée, hors de portée même pour une voix réputée invincible : legato heurté, intonation basse, grave écrasé, aigu forcé et faux, on craint comme à l’écoute de sa Turandot (avec Del Monaco, Tebaldi et Erede en 1955 Decca), que le personnage ne lui échappe. Vittorio Gui, comme avec Callas à Florence lors de la résurrection de l’ouvrage en mai 1953 et à Venise un an plus tard, oeuvre en fosse avec une grande maîtrise du style cherubinien. Ludwig Suthaus malgré sa stature vocale, peine en Jason, éructant et haletant dans le duo du 1er acte sans parvenir à s’imposer. Il faut attendre le 3e acte pour que la cantatrice se libère et révèle enfin ses dons de tragédienne, offrant par sa présence électrisante et la puissance de son incarnation, une très belle interprétation de la magicienne de Colchide.
François Lesueur