Elisabeth Schwarzkopf nous avait déjà fait la surprise d’une rareté vraiment rare — car l’opéra est le moins donné de son auteur — avec cette Alzira de la Radio berlinoise en 1938 ! Pourtant, le connaisseur passionné aurait affirmé en toute bonne fois que la première reprise moderne de l’opéra le plus négligé de Verdi avait eu lieu à Rome en 1967. Une production bien connue car idéale en tous points, des sonorités des cuivres du Teatro dell’Opera, aux interprètes, Franco Capuana en tête, enlevant de son habituelle maestria une distribution étonnante comprenant Virginia Zeani, Gianfranco Cecchele, Cornell MacNeil…
Ayant débuté précisément l’année de cette Alzira inattendue, Elisabeth Schwarzkopf devait fréquenter à partir de 1943, et donc avant d’en graver les airs proposés ici, la plupart des personnages dont nous pouvons entendre les états d’âme.
Disons-le d’emblée, le caractère ancien des enregistrements ne nuit en rien à l’intelligibilité de l’Art de la diva germanique. La restitution technique fait entendre en effet une voix étonnamment présente et qui semble avoir avoir été captée hier. C’est à peine si parfois l’orchestre accuse un peu l’enregistrement ancien, avec ces violons qui « accrochent » (l’air « Mi tradì » de Don Giovanni, gravé en 1947).
La cantatrice se révèle idéale dans les dentelles mozartiennes, avec un petit bijou, ouvrant précisément le récital, l’air « L’amerò, sarò costante », faisant planer Il Re pastore, un peu comme une Renata Scotto chantant la musique lunaire de Bellini. Suivent deux airs de Die Entführung aus dem Serail, également enregistrés en 1946, révélant une tenue de souffle toujours exemplaire et un abord des vocalises pratiquement impeccable dans l’air « Martern aller Arten ». Se jouant également des sinuosités de la ligne vocale de l’air « Mi tradì quell’alma ingrata », la cantatrice fait sienne l’élégante indignation de Donna Anna, épousant sans retenue le pudique frémissement mozartien du personnage.
Danilo Prefumo, responsable du report numérique de ces enregistrements, parle avec raison dans les notes d’accompagnement, de « timbro luminosissimo », expression qu’il n’est pas besoin de traduire. Le musicologue renforce son image en citant à son tour Gianni Gori, qui semble transporté par la luminosité en question : « On ne chante pas seulement avec la voix. On peut chanter aussi avec le sourire de l’âme ». Néanmoins, on entend parfois à l’encontre de la cantatrice, les critiques de « voix fabriquée », de « trop grande attention exclusivement accordée à la ligne de chant », mais cette « conscience du chant », pour l’appeler ainsi, n’est-elle pas de mise pour une musique aussi richement raffinée, si l’on peut dire ?…
Les curiosités attendent l’auditeur dans les airs enregistrés par la suite. D’abord un « Tu, che di gel sei cinta » (Turandot) de 1949, où le chef est aussi inattendu que le soprano : Karl Böhm ! L’autre air du même personnage (« Signore, ascolta »), date de 1950 et ces interprétations nous offrent une Liù surtout impeccable techniquement, plus rêveuse que vibrante, même si un effort d’expression est fait dans ces deux airs, en concédant une respiration plus bruyante ou un soupir un peu appuyé. Il en va de même pour sa Musetta de La Bohème, qu’elle colore tout de même de la simplicité espiègle du personnage (air « Donde lieta uscì »). On note l’intelligence des paroles dans le grand air de Ciò Ciò San « Un bel dì vedremo », mais sa Butterfly se place dans la lignée de voix légères à la Toti Dal Monte ou Victoria de Los Angeles. On n’aura pas le rendu somptueux ni l’ampleur de l’air magnifique, notamment sublimé par une Renata Tebaldi. Parmi ces airs enregistrés en 1950, se trouve également un « Addio del passato » malheureusement expédié car chanté trop rapidement (Alceo Galliera ?), à tel point que l’on découvre le second couplet « Le gioie… » avec stupeur pour la durée brève de 4’39, et parce qu’il était souvent coupé à l’époque. La douleur poignante de Violetta y est vécue… avec sobriété, mais c’est encore un air où l’on ne doit pas chercher la valeur de la cantatrice, faisant tout de même mieux que la pauvre Teresa Stich-Randall, plus encore étrangère à l’univers de l’opéra italien du XIXe siècle. Elle se montre en revanche plus convaincante dans l’air de Louise « Depuis le jour » (autre des cinq morceaux gravés en 1950), que dans les airs d’opéras italiens. Cela tient peut-être à une certaine préciosité de la musique de Charpentier, moins chaleureusement passionnée et vibrante.
La prononciation non impeccable de l’italien se remarque curieusement plus dans les airs de Verdi et Puccini que dans les Mozart italiens. Le français est soigné mais non exempt de ces sonorités affectées qui, ne l’oublions pas, étaient de mise chez les chanteurs français de ces années 50.
Avec l’air « Abscheulicher ! » de Fidelio, seul morceau enregistré en 1954, prend fin la chronologie de ces extraits rares, redonnant à la cantatrice germanique un répertoire congénital —nous faisant ici découvrir de beaux graves. « Voilà ton domaine ! », est-on tenté de dire à l’écoute d’une telle adéquation.
Un éminent critique nous laisse cette belle image dans un livre1 de souvenirs : « Qui se souvient d’elle dans la très fameuse version de Karajan, entrer comme un voile de soie ou un nuage d’or, avec“ Porgi amor” ? Seul avec Callas je ressentis une émotion aussi intense. »
Les inconditionnels de la cantatrice seront ravis, ainsi que ceux aimant les voix avant l’opéra.
Yonel Buldrini
(1) Le stirpi canore de Angelo Sguerzi, titre fort poétique que l’on pourrait tenter de traduire par les lignées lyriques, ou les filiations du chant harmonieux ; Bongiovanni Editore, Bologne 1978.