Alessandro Scarlatti, considéré comme fondateur de l’Ecole napolitaine d’opéra, en produisit plus de soixante-dix, et laissa au moins vingt-cinq cantates, et un peu moins d’une vingtaine d’oratorios, tandis que son fils Domenico (1685-1757), n’atteignit pas la quinzaine d’ouvrages lyriques. En ce qui concerne La Giuditta, un premier oratorio ainsi intitulé est composé en 1693, sur un livret du cardinal Pietro Ottoboni. Scarlatti conserve le même titre lorsqu’il recompose l’oratorio quatre années plus tard, cette fois sur un texte d’Antonio Ottoboni, le père du cardinal ! Afin de distinguer cette seconde Giuditta de la première, on l’a nommée « La Giuditta de Cambridge », lieu où est conservée la partition manuscrite.
L’Ensemble baroque de Nice, se trouvant actuellement dans la vingt-septième année de son activité, utilise des instruments anciens. Un phénomène de mode s’est conjugué à un réel dessein de se rapprocher des exécutions originales ou d’époque, et il est de bon ton de ne plus parler des sonorités aigres des cordes ni de la rapidité brutale dont certains chefs croient animer à juste titre les œuvres. Ici, c’est plutôt la sonorité qui serait en cause : on peut attendre de la musique qu’elle charme aussi les oreilles et lorsque l’on a affaire à une formation déjà dépouillée (douze instrumentistes), supporter les sonorités rugueuses des cordes n’est pas franchement agréable. On a en effet parfois l’impression que les airs sont encore des récitatifs, tant ils sont peu « accompagnati ». Après tout, Monteverdi et son style fameux du « recitar cantando », (interpréter un rôle en chantant), fondait bien récitatif et « morceau » proprement dit.
Cette réserve posée et assumée, on ne peut qu’admirer les voix choisies. La Giuditta de Sophie Landy n’est que grâce, charme et sensibilité. Un beau timbre « uni », à la fraîcheur perpétuelle, vocalisant avec naturel et délicatesse ne pouvait que retenir l’attention voire combler l’auditeur. Reste une prononciation de l’italien à fluidifier, tel le chant qui l’est déjà, et fort joliment. Sophie Landy ne peut en effet cacher sa « francophonie », cet accent typique du Français parlant l’italien, une langue pourtant cousine mais qui lui pose plus de problèmes qu’à un Anglo-saxon ou même qu’à d’autres francophones (belges ou suisses) ! On rencontre la même difficulté chez le ténor Carl Ghazarossian qui, en dépit de son nom, ne peut cacher sa francophonie ! Heureusement, la qualité de son chant est la plus forte, faisant même passer son timbre un peu « blanc », mais doté de beaux graves.
Le contre-ténor Raphaël Pichon affiche le même défaut, à un degré moindre. Est-il besoin de rappeler l’importance d’une prononciation nécessairement impeccable, dans un répertoire axé sur le fait de « Recitar » dont nous parlions plus haut ? …et s’agissant ici de « la » langue lyrique par excellence ! On pourrait d’autant plus le dire, qu’à un tel niveau d’excellence —précisément— de chant, ce défaut est regrettable, voire agaçant.
La pureté du timbre et du chant de Raphaël Pichon, se déploie cependant à merveille dans l’air « Dormi, / O fulmine di guerra. (Dors, / O foudre de guerre). Le moment est dramatiquement important car cet air de la nourrice de Judith sert à endormir la confiance -et l’homme tout court- d’Oloferne assiégeant Béthulie que Judith s’emploie à sauver. Du reste Scarlatti se surpasse et compose un air différent des autres, avec son accompagnement rythmé par de lancinants coups d’archet, soulignant l’instant crucial, et conférant un peu de mystère tragique à ce qui doit être une berceuse. Puisque nous parlons d’une particularité de l’ouvrage, citons un détail cru au réalisme inattendu, l’exclamation de Judith devant s’y reprendre une seconde fois pour couper la tête du chef assirien : « Mère, non encore bien séparée du buste / Est la tête impie ! ». D’autre part, au moment où Giuditta parvient à pénétrer dans le camp ennemi, on admirera le « finale » (si on peut l’appeler ainsi) de la première partie, un sobre « Ho vinto. » : « J’ai gagné / vaincu », sans point d’exclamation, ni dans le texte, ni dans la musique ! L’expression prend alors tout son sens, car en plus de la signification habituelle de gagner pour « vincere », nous avons ici celui de vaincre, également contenu dans le verbe italien, à la même étymologie du reste.
Gilbert Bezzina, fondateur de l’Ensemble baroque de Nice, après avoir été premier violon dans les formations spécialisées de Gustav Leonhardt et J.-C. Malgoire donne une belle pulsation continue à l’exécution, fondant airs et récitatifs qui rivalisent ainsi d’expressivité. Les applaudissements satisfaits du public, présent à l’Eglise niçoise de Saint-Martin & Saint-Augustin, concluent cette exécution qui ravira certainement les passionnés du genre.
Yonel Buldrini