Pauvres contre-ténors, prisonniers d’une voix qui les contraint aux deux extrêmes du répertoire. D’un côté la musique baroque dans laquelle on leur demande de réinventer la splendeur des castrats avec des moyens qui n’ont rien à voir. De l’autre la création contemporaine qui aime parfois user de leurs sonorités irréelles. Entre les deux, le désert sans l’ombre d’une partition écrite pour falsettiste, sauf à puiser l’eau à d’autres sources. La mélodie française par exemple dans laquelle Philippe Jaroussky se risque aujourd’hui. Entreprise audacieuse qui n’a rien d’original ; d’autres avant lui ont tenté l’aventure, David Daniels par exemple en 2004 avec Les Nuits d’été.
Une première écoute de ces mélodies délicates, exhalées par une voix qui ne l’est pas moins, étonne. La présence dans nos salons belle-époque d’un timbre qui n’y résonna jamais parait iconoclaste, décadente même à la manière d’un des Esseintes cité dans le texte qui accompagne le CD, est-ce un hasard ? A rebours donc de l’usage qui préfère des souffles plus naturels – baryton, soprano, mezzo – seuls capables de dissiper les effluves décadentes d’un répertoire souffreteux. Faut-il à un genre précieux jusqu’à l’excès ajouter davantage d’affectation ? Le chant très étudié de Philippe Jaroussky ne va pas dans le sens de la simplicité. Au contraire, il participe au gongorisme. Huysmans encore quand c’est Proust que l’on attend, ce que Reynaldo Hahn, l’ami fidèle présent quatre fois dans le programme, confirme. Les hoquets de « Fêtes galantes », les notes pointues et le ton affété de « L’heure exquise » frôlent la caricature. Le ridicule affleure aussi dans « Sombrero », une espagnolade mise en musique par Cécile Chaminade dont le déhanché surprend chez un homme, fût-il contre-ténor.
Pourtant, habitude ou corruption, on finit par prendre vite goût à ces teintes vaporeuses, à ces alanguissements qui ajoutent encore à la touffeur des serres : « Elégie » de Jules Massenet que le violoncelle de Gautier Capuçon rend suffocante, « Romance » de Claude Debussy, « Sonnet » de Paul Dukas, « le colibri » et « le temps des lilas » d’un Ernest Chausson plus douloureux que jamais… On pourrait les citer presque toutes tant, au fil des écoutes, l’oreille s’imprègne du venin exsudé par Philippe Jaroussky. Jérôme Ducros au piano a beau garder les pieds sur terre, Renaud Capuçon se mirer dans son violon, on n’imaginait pas que notre contre-ténor fût aussi pervers. Le travail sur la diction, voulue proche de la voix parlée, donne aux poèmes tout leur sens. L’intelligence musicale et la longueur du souffle font en les étirant chanter chacune de ces mélodies au point que l’on se prend ensuite à les fredonner. Entêtantes, elles s’emparent de l’esprit pour ne plus le lâcher, jusqu’à le rendre dépendant et l’obliger à une nouvelle écoute. Comme une drogue : l’éther, volatile, plus que l’opium qui virevolte dans la mélodie de Saint-Saëns et qui donne son nom à un album ô combien stupéfiant.
Christophe Rizoud
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Ecouter également en podcast « Croisées » avec Philippe Jaroussky