Aimez-vous les ténors italiens ? Répondez franchement ! Pas de tiédeur possible, pas d’indécision, pas d’indifférence. Ou plutôt ne dites-rien puisque votre complexion décide avant votre goût. Jetez-vous et vous le saurez immédiatement : piscine de pétales de rose ou baignoire d’orties… suave ardeur ou violent urticaire ! L’effet subjugue la pensée.
C’est là un disque de ténor italien. Fabio Armiliato est un ténor italien. Il joue à merveille son rôle de ténor italien : sourire caressant, regard en coin, mèche longue. Il chante d’une vraie voix de ténor italien, une voix d’extérieur, propre à couvrir, au choix, les entrechoquements de gondoles sur le Rialto, le clapotis de l’Arno ou la rumeur des Quattro Canti, et qui traverse la finestra chiusa de la ribella / infida / crudele adorée. L’orchestre accueille de temps à autres les mandolines sans lesquelles il ne se conçoit pas de ténor italien véritable, le répertoire couvre toute l’étendue de ce que peut chanter un ténor italien, et le disque tout entier constitue un hommage à Beniamino Gigli, l’un des plus grands ténors italiens.
Le répertoire abordé intègre tout ce qu’un ténor italien peut chanter : depuis « O sole mio » jusqu’à la romance de Nadir des Pêcheurs de perles « Je crois encore entendre… », ici dans sa version italienne et requalifiée serenata. On y entend la profonde unité d’âme et de style qui rassemble l’opéra italien et le folklore italien, comme si les opéras eux-mêmes (Fedora, Maristella, voire dans leur version italienne Marta et L’Africaine), érodés par les amincissements successifs qu’effectuent l’enthousiasme populaire et l’oubli, ne devaient plus exister qu’à travers quelques airs, libérés de l’ensemble, vivant une existence autonome, et sortis dans la rue par le trajet inverse à celui qui a fait entrer « Maria Mari » et « Quann’a femmena vo’ » dans les théâtres lyriques. Qu’on ne s’y trompe pas, il ne faut pas chercher à entendre Nadir, qui intérieurement se murmure l’apparition de Leïla, car pour l’Italien de Naples, de Marseille ou de Brooklyn, Nadir n’existe pas, pas plus que Leïla, pas plus que la frêle et pudique passion que la tradition française attache à l’interprétation de cet air : c’est là juste une chanson à chanter, à pleine voix, qu’Armiliato, pour en adapter l’effet, chante de loin, comme chante le Trouvère enfermé dans sa tour.
La « Mamma » liminaire donne le ton général du disque : Armiliato est puissant, généreux, sait toujours timbrer ses forte, et excelle dans la sérénade, dans le style héroïque tout comme dans la déploration expansive. En témoignent une « Mattinata » menée avec une souple détermination, ainsi qu’un « Core ‘ngrato » et un « Non ti scordar di me » qui manifestent de grandes qualités de diction. L’on regrette juste un manque flagrant d’agilité dans la tarentelle « Quann’a femmena vo’ », seule pièce rapide de l’ensemble, où le rubato sert davantage à rattraper un orchestre trop véloce qu’à souligner l’expressivité du discours. Dommage aussi cette généralisation du portamento sur tous les intervalles qui excèdent la tierce majeure qui, si elle produit à coup sûr un effet de couleur locale évident, tend à devenir irritante lorsqu’on écoute le disque d’un bout à l’autre, et semble plus relever du « pavarottisme » que du style de Gigli, qui savait au contraire distiller les ornements avec plus d’à propos et d’effet, et parfois alléger ses aigus pour en faire ressortir la clarté. La différence de tessiture entre Gigli et Armiliato, plus grave, n’explique pas tout.
Belle découverte que celle de Steven Mercurio, arrangeur, pour une bonne part, des canzone, et chef de la phalange du Teatro regio de Parme. L’orchestre est vif, bondissant, léger et coloré, ce que la prise de son Decca, toujours très soignée, restitue avec clarté. Les arrangements font la part belle aux flûtes et aux percussions, qui à la fois dynamisent et allègent la trame sonore et qui modernisent des orchestrations que l’ont connaît plus imprégnées par les cordes et par les cuivres. Charmants relais enfin que ceux ménagés entre la harpe et de la mandoline qui comme, sur un arrière plan, consacrent les noces de la scène avec l’estrade.
Hugues Schmitt
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