Salieri engendra Czerny ; Czerny engendra Liszt ; Liszt engendra Sgambati ; Sgambati engendra Tosti ; Tosti engendra Toselli ; Toselli n’engendra personne. Le principe vital s’était évanoui. N’en restait qu’une certaine invention mélodique, beaucoup de charme, et la nostalgie de salons moribonds que la grande guerre et les dévaluations monétaires se chargeraient d’achever. Si Leonardo Previero n’avait entrepris de le ressusciter, ne subsisterait aujourd’hui plus rien d’Enrico Toselli sinon deux apparitions émergeant de l’oubli des temps, l’une hideuse et l’autre grotesque : les cheveux et l’archet dégoulinants d’André Rieu enveloppant la Serenata op. 6 n°1 dite « Rimpianto » d’un linceul crémeux et rose, et l’histrionnant ténor Mazzini, enlevant la belle duchesse d’Ascoyne en mal d’amour dans Noblesse oblige, comme Toselli épousant scandaleusement Louise de Habsbourg-Lorraine, princesse de Saxe, archiduchesse d’Autriche et duchesse de Toscane.
Toselli compose vers 1910 comme Saint-Saëns, Bizet ou Massenet entre 1870 et 1890 : d’agréables romances de salon sur des vers d’Hugo, de Musset, ou d’aimables poètes italiens de circonstance. L’on songe aux romances et aux valses lentes de René de Buxeuil, Paul Delmet, Léo Daniderff, ou Henri Chatau, à la carrure harmonique fortement tenue sur le premier temps de chaque mesure par le feutre chaud de graves profonds comme des tombeaux, délicatement ourlées d’appoggiatures ou de retards qui impriment à la pulsation les intermittences d’un cœur soupirant, aux longs chapelets d’arpèges qui courent en interminables fils d’or pareils aux merveilleuses chevelures des Grâces de Mucha, et au troisième temps toujours précédé de l’« hésitation » où l’âme flotte un instant dans l’éther des langoureuses extases. L’on songe aussi, bien évidemment, aux romances de Paolo Tosti, composées en Angleterre pour une clientèle internationale, et qui ne sont pas plus italiennes qu’il ne faut, propres ainsi à se répandre dans toute la bonne société de l’ancien monde et du nouveau. Ainsi, Toselli compose dans la manière discrète et tendre de Tosti, tout en lui adjoignant parfois quelques pentatonismes inspirés du jeune Debussy ou de Caplet, marques sporadiques ce stile liberty que l’Italie n’a pas cherché à italianiser, qui d’Anvers à Reggio di Calabria en passant par Nancy, Milan, Prague ou Budapest, n’a guère connu de variations significatives, et qui ne s’est donné une véritable carrière musicale qu’en France. Ainsi, les sérénades, les lamentos d’opéra semblent chez Toselli être passés par Paris et avoir été traduits du français, comme des bibelots rapportés de voyage se fondent peu à peu dans un décor familier.
L’interprétation est, en revanche, entièrement italienne, et relève entièrement du bel canto de salon popularisé par Tosti. C’est Fabio Armiliato qui est le plus italien des deux : chant à pleine voix, très majoritairement forte, d’un irréprochable legato, et incarnant en tout point ce que les professeurs de chant appellent la « grande émission italienne ». Les consonnes disparaissent dans le chant, là où elles auraient pu être soulignées dans la diction : l’art du ténor d’opéra prend ici le pas sur celui du ténor de salon. Daniela Dessì se montre plus nuancée, et sait admirablement colorer chaque mot, chaque temps de la mesure, ombrer un vers d’un decrescendo soudain, tendre son vibrato naturel pour en amincir le fil, ou au contraire déposer les lamentations de la scène et s’étendre sur les épais velours de l’harmonie comme sur une opulente méridienne. La première écoute nous fait regretter que l’approche vocale globale ne soit pas plus française : plus variée, plus discrète, plus rieuse et fantasque. Mais à la réflexion, Leonardo Previero, qui est l’artisan de cette résurrection d’Enrico Toselli et qui lui a consacré un ouvrage (Enrico Toselli il musicista della Serenata, Firenze, Polistampa, 1997), a bien fait, de rester fidèle à Caruso et à Gigli qui furent les derniers à interpréter Toselli, de mettre en relief le surgeon italien sur la souche française, et de donner à entendre tout ce que l’œuvre de Toselli comporte d’ambition théâtrale déçue et confinée malgré elle derrière les lourds brocarts des rideaux de salon.
Hugues Schmitt