Démarrage difficile pour ce Don Carlo, enregistré dans d’excellentes conditions sonores à Rome le 30 avril 1969 et proposé par Myto en un coffret de 3 CDs, avec une affiche qui réunit pourtant quelques uns des plus grands chanteurs verdiens de l’époque. Des cuivres désunis, un moine fatigué (Carlo Micalucci ? Ubaldo Carosi ? Le livret très succinct – un double feuillet avec une simple mention des pistes – ne précise pas) et la direction très – trop – introvertie de Thomas Schippers empêchent le drame de s’installer.
L’entrée crispée de Bruno Prevedi, Don Carlo en mal de subtilité que la version italienne en quatre actes pourvoit de l’air « Io l’ho perduta » n’arrange rien. La vaillance, la largeur et une prononciation limpide représentent de solides atouts mais son prince se montre trop occupé à fabriquer du son pour qu’affleure l’émotion. Ni douleur, ni fêlure, ni soupir dans ce chant à l’acier trempé. « Dio che nell’alma infondere », le duo qui suit avec un Piero Cappuccilli au diapason, ne fait que confirmer la tendance. Du muscle, de la testostérone mais bien peu de sentiments. L’un et l’autre se rachèteront heureusement plus tard : Prevedi dans un « Io vengo a domandar » qui le voit métamorphosé : le médium et l’aigu toujours infrangibles mais le ton enfin sensible, extatique, désarmant de sincérité ; Cappuccilli avec un « Carlo, ch’è sol » splendide d’accent et un « quest’è la pace che voi date al mundo » d’une fière arrogance. Ainsi exposé, Rodrigo ne brille pas par son intelligence mais on trouvera difficilement plus herculéen, le « Per me giunto… io morro, ma lieto in core », l’air du III, se parant enfin de cette douce mélancolie qui fait les grands Posa. Fiorenza Cossotto, avec ses graves généreusement poitrinés, ne fait pas non plus dans la subtilité mais à l’usage, son Eboli se révèle tout autant efficace : chanson du voile affriolante et surtout un « O don fatale » en forme de tornade qui emporte toutes les réserves sur son passage. Du caractère, de l’énergie au service d’une voix robuste et agile : tout ce qui fait défaut à l’Elisabeth de Teresa Żylis-Gara. Le rôle convient-il en fait à ce soprano délicat, davantage lyrique que Falcon ? La voix se présente déportée vers l’aigu, dépourvue de vibrato, verticale donc avec les défauts d’intonation que cela entraîne. Mais, plus encore, c’est le tempérament qui lui fait défaut. Modeste, de ton comme de présence, elle a les traits d’une Liu – rôle dans lequel elle triomphera à Orange en 1979 – bien plus que ceux d’une reine. Cette discrétion sied à la limite à « non pianger mia compana » à condition de faire son deuil des notes les plus basses. Elle met hors de propos un « Tu che la vanita » privé d’emphase et le duo qui suit, d’ailleurs amputé de son passage le plus héroïque – est-ce un hasard ?
Il suffit en revanche que Nicolai Ghiaurov paraisse pour que la silhouette de Philippe II se dresse dans sa terrible majesté. Un « Perché sola è la Régina ? » acrimonieux, saumâtre d’intention, qui ne supporte pas la moindre contradiction et tout est dit. Le reste est à l’avenant : le timbre royal, le phrasé souverain – c’est bien le moins qu’on puisse attendre du roi d’Espagne –, féroce, insidieux (« il retrato di Carlo ? ») mais sachant aussi se départir de sa superbe pour laisser poindre le doute et l’angoisse (« Ella giammai mi amo » évidemment et chacune de ses interventions dans le quatuor du III « Ah ! Sii maledetto… »). Le duo teinté d’éclats et de sang par le grand inquisiteur redoutable de Dimitar Petkov – souverain aussi à sa manière – vaut à lui seul le détour. Ainsi interprété, ce Philippe II glorieux se pose sans rival. Et s’il en a un, ce n’est certainement pas Boris Christoff avec qui on l’a souvent mis en concurrence et que le Silva histrionique, capté à Milan un an auparavant et proposé en bonus, achève de disqualifier. Tout comme dans l’autre sens, ces mêmes extraits d’Ernani, en laissant entendre l’Elvira de Montserrat Caballé et la direction théâtrale de Gianandrea Gavazzeni, se montrent bien cruels pour Teresa Żylis-Gara et Thomas Schippers.
Christophe Rizoud