Rachmaninov est surtout connu pour ses œuvres pour piano dont les concertos sont les piliers indétrônables des programmations des orchestres. Ses symphonies sont parfois jouées, mais il est regrettable que son chef d’œuvre, le poème symphonique L’Île des morts (d’après le célèbre tableau de Böcklin) soit si rare. Quant à la musique vocale, Rachmaninov s’y illustra assez peu. Ses trois petits opéras révèlent quelques pépites mais sont peu convaincants à la scène (cf. notre chronique d’Alieko à Baden-Baden en août dernier). Restent la très belle cantate Les Cloches et ces superbes Vêpres que d’aucuns considèrent comme son autre chef d’œuvre et dont le présent enregistrement a été réalisé en Ukraine en la cathédrale de Kiev.
Vaste fresque chorale, entièrement a capella comme il se doit dans la liturgie orthodoxe, avec quelques parties solistes, l’œuvre est intense et prenante, et constitue une véritable gageure pour tout chœur (plus d’une heure de musique). Il faut en effet une puissance et une vaillance à toute épreuve pour soutenir des polyphonies superposant jusqu’à 11 parties. Il faut aussi des basses solides pour descendre dans les tréfonds de la tessiture.
Ce qui frappe à première écoute, c’est la couleur du Chœur National Académique « Dumka » qui sonne assez peu russe : la sonorité est ronde et homogène, presque « occidentale ». On ne reconnaît ainsi presque pas les timbres si particuliers des sopranos russes ou des basses profondes (même si elles descendent bien jusqu’au contre-si, notamment dans la cinquième pièce « Maintenant, Maître, Tu laisses aller Ton serviteur », une pièce dont Rachmaninov demanda d’ailleurs l’exécution pour ses obsèques). La couverture de la pochette du CD affiche une même esthétique non russe : le retable en bois qui nous est présenté provient sans doute d’une église catholique mais certainement pas d’une église orthodoxe qui refuse la statuaire au profit des icônes (notons au passage que la notice est économe et ne propose la traduction des paroles qu’en anglais).
Ces surprises passées, on ne peut qu’être admiratif devant la qualité de la formation ukrainienne : la sonorité est superbe, d’une homogénéité remarquable, tant dans la globalité que pour chaque pupitre et la justesse parfaite. La lisibilité de l’harmonie est ainsi constante, ce que permet également une acoustique idéale sans trop de réverbération. Les solistes tirent leur épingle du jeu, notamment les deux ténors. Mais derrière tous ces admirables chanteurs, il y a un chef qui sait insuffler tantôt énergie aux pages dynamiques (et il y en a), tantôt émotion aux moments élégiaques (comme dans la cinquième pièce déjà mentionnée, mais aussi dans la quatrième, la septième ou la treizième). Impossible de s’ennuyer dans cette lecture très vivante et très réussie. L’ « heure de satisfaction totale » que Rachmaninov ressentit à la première audition de ses Vêpres en 1915 est également la nôtre à l’écoute de cette version.
Pierre-Emmanuel Lephay