Tosca, au départ, ne l’oublions pas, est une pièce de Victorien Sardou (1887), auteur à succès du théâtre de boulevard parisien de la seconde partie du XIXe siècle ; quant au rôle titre, il a été créé par Sarah Bernhardt. Est-ce à dire qu’il faille aujourd’hui jouer comme elle ? Certes non. Mais de là à être tiède, voire inexistante, il y a toute une gamme d’attitudes et de sentiments à mettre en place : en effet, il s’agit là peut-être de l’un des rôles les plus complexes du répertoire, composé de mille facettes, et nécessitant donc de la part de sa titulaire un travail de détail et une réflexion de chaque instant, qui soit suffisamment intériorisé pour que tout cela paraisse naturel.
Car enfin les grandes Tosca ont été légion (parmi lesquelles en vidéo Kabaivanska et Behrens), et le souvenir de Maria Callas – dont le deuxième acte à Paris (pour ne pas parler de celui de Londres) est mythique – plane au dessus du lot. Au point que l’on ne puisse imaginer l’égaler à défaut d’imaginer pouvoir la surpasser ? La question n’est pas là, ce que l’on veut, c’est une cantatrice qui joue avec ses tripes, c’est une amoureuse, une pasionaria, qui vibre au moindre sentiment et vous entraîne dans sa folie. Côté chant, enfin, il faut une étendue vocale sans faille, un legato soutenu, de la puissance, des éclats violents, et surtout, surtout, tant pour le chant que pour le jeu théâtral, un travail de puissance et de présence physique qui s’appuie entièrement sur le « triangle » bras / bas-ventre.
Tout cela étant bien défini, que nous offre Maria Guleghina ? Côté jeu théâtral, c’est une honnête tâcheronne de théâtre de seconde zone, au jeu vide et plat, ce qui fait qu’on n’arrive pas à croire à son personnage : c’est de la routine sans intérêt. Côté vocal, je la cataloguerais volontiers comme Placido Carrerotti « dans la tradition des braillardes hystériques » (forumopéra 8 et 11 mai 2002) ; mais en plus, la voix a tendance à bouger, la précision et la justesse sont approximatives, le médium est défunt, et l’ensemble est métallique. Vous l’aurez compris, cette Mater Dolorosa qui illustre la pochette du DVD n’est pas ma Tosca de référence, et je préfère encore Eva Marton, avec tous ses excès et ses imperfections, à ce fade succédané.
Que dire à ses côtés du Mario de Salvatore Licitra ? Le rôle a également été chanté par les plus grands ténors du monde… Et là encore c’est une affaire de tripes, de puissance vocale, de prestance, de douceur aussi, d’amour enfin. Non que Licitra démérite spécialement, ce qu’il fait n’est pas mal vocalement parlant, mais là non plus ce n’est pas un Mario du niveau d’un grand théâtre international : tout cela est mou et convenu, on n’y croit pas. Reste le Scarpia de Leo Nucci. C’est encore lui qui tire le moins mal son épingle du jeu, encore que, comme à son habitude, il fasse un peu trop le loup de Tex Avery qui aurait vu une Tosca en petite tenue. Mais, après Gobbi, Bacquier et Raimondi qui vous faisaient frissonner, qui vous scotchaient à votre fauteuil, on reste quand même sur sa faim. La voix, peut-être pas assez noire, est néanmoins encore belle, et la caractérisation du personnage reste classique mais plausible. Les comparses sont honorables, encore que le sacristain ne soit guère drôle et vocalement souvent limite.
Donc, en résumé, la distribution est – au moins en ce qui concerne les noms – de classe internationale, mais pour ce qui est des résultats, du niveau d’un bon petit théâtre local. La faute à qui ? Aux interprètes, au chef, au metteur en scène ? Les interprètes sont chacun, à la date considérée, à leur niveau de croisière et, pour certains, déjà sur le déclin ; visiblement, ils ne font pas plus que ce que leur contrat leur impose. Sont-ils gênés ? La direction d’orchestre de Riccardo Muti est pourtant brillante et bien en place, mais chaque chanteur le regarde sans cesse avec une attention soutenue : peut-être y a-t-il là un manque de liberté qui leur a été fatal ? Quant à la mise en scène de Luca Ronconi, elle mêle les clichés les plus plats et les plus éculés à des décalages de jeu gênants : par exemple, les enfants de chœur qui s’enfuient effrayés avant même que Scarpia ne soit apparu ! Et la fin n’est guère mieux, avec Tosca qui regarde de tous côtés comme une conspiratrice pendant que son amant agonise, qui crie « mort ! » trop tôt, et, pour couronner le tout, les soldats qui sont censés l’arrêter sont entrés en scène trop tôt et restent plantés là sans bouger pour lui donner le temps de gagner le bord de la terrasse et de sauter sur le matelas bien épais qui – en principe – est là pour la recevoir. Bref, tous ces moments que l’on attend (et il y a bien d’autres) sont loupés. Et personne ne s’est donc occupé de penser à la captation vidéo, à voir Scarpia qui s’acharne à rédiger un sauf-conduit sans encre, et écrit ligne sur ligne sur le même endroit qui reste d’un blanc immaculé… C’est dire que la captation n’est pas non plus à la hauteur d’une production du Teatro alla Scala qui se veut de premier ordre international.
Restent les décors de Margherita Palli, qui du fait de la faiblesse du reste apparaissent comme le point le plus fort de la production. Les trois lieux scéniques sont déstructurés, et plutôt que de pâles reproductions historiques, nous donnent à voir des évocations colorées proches de l’expressionisme allemand au niveau des formes : c’est un peu Le Cabinet du docteur Caligari, dans lequel se débattent des personnages englués dans leur destin : Freud aurait adoré, mais c’est dommage que le metteur en scène n’ait absolument pas profité de cet exceptionnel décor pour tirer la représentation vers le fantastique déjà si habilement suggéré. Encore qu’il ait sûrement été gêné par l’emprise sur la scène de ces décors monumentaux, qui réduisent l’espace disponible pour les chœurs et les figurants à bien peu de chose.
En conclusion, cette Tosca est l’honnête mais maladroite captation d’une production sans grand intérêt, et d’une représentation de routine, sans plus. Ce n’est donc pas la Tosca du siècle, et il ne sera pas nécessaire de l’ajouter à celles qui figurent déjà dans toute bonne vidéothèque.
Jean-Marcel Humbert