D’Edouard Lalo (1823-1892), nous ne savons pas grand-chose et c’est là le premier mérite de ce nouveau volume de la Collection horizons : restituer l’image d’un compositeur que les écrits de son fils unique, Pierre Lalo (1866-1943) tendirent à déformer. Exit alors un certain nombre d’idées transmises par un rejeton à l’œdipe démesuré : l’ascendance espagnole des Lalo qui expliquerait le succès de la symphonie du même nom ; le conflit avec une famille opposée à toute carrière artistique ; le passage rapide au Conservatoire ; le musicien patriote, ardent défenseur de Paris lors du siège de 1870 quand au contraire Edouard Lalo n’avait pas plus d’estime pour les Allemands que pour les Français impérialistes. La raison de telles affabulations s’explique, selon Gilles Thieblot, par la divergence d’idées entre le fils et le père. Pierre, monarchiste, se serait employé à masquer les convictions républicaines d’Edouard en même temps qu’il essayait de raviver les couleurs d’un destin qu’il jugeait trop terne. Il est vrai que la vie d’Edouard Lalo n’est pas un roman mais la qualité de ses compositions demande qu’on s’intéresse de plus près à un musicien injustement délaissé, y compris en matière d’art vocal.
Le genre lyrique, comparé à la musique de chambre ou symphonique, occupe pourtant une place relativement modeste dans le catalogue de ses œuvres, présenté ici en fin de volume : trois opéras dont un inachevé (Fiesque, Le Roi d’Ys, La Jacquerie); une trentaine de mélodies ; des Litanies à la Sainte Vierge, un O saluataris et un Veni Creator. Un point c’est tout. L’essentiel de son inspiration dans ce domaine fut stimulée par sa deuxième femme, Julie (1843-1911), une de ses élèves douée d’une belle voix de contralto qu’il épousa en 1865 et à laquelle d’ailleurs le rôle de Margared du Roi d’Ys doit beaucoup. En toute logique, Gilles Thieblot s’attarde longuement sur cet opéra, le seul connu de son auteur, lui consacrant un chapitre entier à l’intérieur duquel il examine tout autant la partition que la genèse d’une œuvre qu’on pressentait vouée à l’échec avant le triomphe inattendu de sa création le 7 mai 1888 à Paris. Ce qui nous vaut une anecdote à laquelle on ne sait si l’on peut prêter foi dans la mesure où elle est racontée par Pierre Lalo : à l’issue de la première, le ténor Jean-Alexandre Talazac qui interprétait Mylio et qui avait, lui aussi, douté tout au long des répétitions de la qualité du Roi D’Ys s’agenouilla devant le compositeur en disant : « J’ai été un imbécile, pardonnez-moi ».
Tout autant instructives s’avèrent les pages consacrées à Fiesque, opéra moins célèbre qui doit à Roberto Alagna un récent regain d’intérêt bien que son exécution en version de concert à Montpellier en juillet 2006 ait laissé la critique perplexe. Gilles Thieblot analyse en toute objectivité les raisons de l’insuccès d’un ouvrage inspiré lui aussi par Julie Lalo, l’épouse du compositeur se voyant même dédicacer la partition. Délicate attention qui ne suffit pas à assurer la gloire de l’opéra. Pour le biographe, Fiesque demeure avant tout « le témoignage maladroit d’un musicien et d’un librettiste qui exploraient pour la première fois les rouages mystérieux du théâtre lyrique, et surtout le réservoir de pages qui trouveront à s’employer dans les œuvres futures ». Edouard Lalo puisa en effet allégrement dans cette partition le matériau de nombre de compositions ultérieures, qu’il s’agisse de musique instrumentale – Aubade (1872), Néron (1890) – ou vocale : Litanies de la Sainte Vierge, O Salutaris, le duo entre Mylio et Rozenn au troisième acte du Roi d’Ys et plusieurs passages de La Jacquerie, son troisième et dernier opéra dont il acheva seulement le premier acte, les trois autres étant composés à partir de quelques esquisses par un élève de César Franck, Arthur Coquard (1846-1910). La création eut lieu le 5 mars 1895 à Monte-Carlo.
Plus que l’opéra, genre auquel, malgré Le Roi d’Ys, la contribution d’Edouard Lalo reste mineure, c’est peut-être la mélodie qui offre au compositeur le meilleur terrain d’expression avec toujours en filigrane la figure – et la voix – de Julie, qui fut la dédicataire et l’interprète de plusieurs partitions de son époux mais aussi de Bizet, Massenet ou Fauré. Pour Gilles Thieblot, Edouard Lalo peut même être considéré comme l’un des « pionniers d’une forme emblématique de la musique vocale d’après 1870 ». Dommage alors que l’on ne dispose pas de davantage d’enregistrements qui nous permettraient d’écouter et d’apprécier « l’accompagnement évocateur » de Guitare (1856), le « frémissement schumannien » de L’aube nait (1856), « le déchainement des éléments » dans Marine, une « scène » sur un poème d’André Theuriet créée par Julie Lalo en 1884 à Bruxelles, ou l’évocation du chant du Rouge-Gorge, dernière mélodie composée en 1887 toujours sur un poème d’André Theuriet.
Pour conclure, Gilles Thieblot laisse la parole à un autre mélodiste émérite, Henri Duparc, qui dans une lettre écrite à Pierre Lalo en 1923 évoque « le regard malicieux et comique » du compositeur du Roi d’Ys. Surprenant quand on contemple les quelques photos ou gravures qui illustrent ce volume ; Edouard Lalo y apparaît le visage fermé, l’œil sévère, l’air hautain. Impression confirmée par le ton aigre de sa correspondance. Citons ce jugement, un rien définitif, sur l’opéra – « malgré mon succès personnel du Roi d’Ys, la musique de théâtre reste, pour moi, de la musique inférieure » – et, plus acerbe encore, cette lettre de 1883 où, en quelques phrases, Lalo éborgne Richard Wagner et assassine Ambroise Thomas : « Quand au système dramatique de Wagner, c’est tout différent, il m’assomme. Tout ce qui se passe sur scène est d’une nullité complète ; seule la musique d’Ambroise Thomas m’écœure davantage […] Je n’ai pas encore attrapé la Wagnérie purulente ». Mais tout cela n’est rien comparé à la façon dont il traite de « microbes immondes » ceux qui exercent le métier de journaliste musical, profession qui, entre parenthèses, fut aussi celle de Pierre Lalo. Nobody’s perfect !
Christophe Rizoud
Dans la même collection :
– Gaetano Donizetti par Gilles De Van
– Gioachino Rossini par Gérard Denizeau